Fauve sentait la musique vibrer en elle tant tandis qu’elle se mouvait avec grâce et insouciance sur la piste de danse. D’autres personnes venaient parfois se joindre à elle, se pressant sans gêne contre son corps alors qu’elle ne les connaissait même pas. Mais elle s’en fichait, parce qu’elle adorait ça. Elle-même se joignait par moments à d’autres personnes, embrassait quelques bouches avant de changer de cible. Elle avait bu, un peu. Quelques verres, rien de bien méchant, juste assez pour se sentir bien. Fauve s’amusait, bougeant instinctivement au rythme de la musique qui pulsait jusque dans ses veines. Elle virevoltait, tantôt sauvage, tantôt sensuelle, toujours d’une beauté époustouflante. Elle était magnifique et elle le savait. Pourtant elle ne s’en préoccupait pas, parce qu’elle était trop occupée à danser. Danser encore et encore, jusqu’à l’épuisement.

Fauve était en train de faire une pause, ses chevilles la faisant un peu souffrir. Bien qu’elle soit habituée à se déplacer en talons hauts, danser avec ce genre de chaussures était tout de même fatigant. La jeune prof s’installa donc au bar et commanda un mojito, qu’elle se mit à siroter tout en jetant un regard panoramique à la salle. Elle reconnut quelques élèves de l’académie, assez logique en ce samedi soir dans la seule boîte de nuit de la ville. Elle était la seule prof, mais il faut dire que la plupart de ses collègues auraient plutôt été embarrassés de passer leur samedi soir avec les gamins qu’ils voyaient tous les jours. Ce n’était pas le cas de Fauve, et d’ailleurs tous les élèves savaient qu’elle était « trop cool » – ce que lui reprochaient parfois ses collègues.
La jeune femme songea que cela faisait un moment qu’elle n’avait traqué personne. Enfin, elle draguait un peu par-ci par-là, lançait quelques sourires charmeurs, mais elle n’avait eu aucune aventure depuis quelques temps. Par choix, parce qu’elle avait d’autres préoccupations – elle était tout de même prof de trois matières, cela représentait pas mal de travail et elle était du genre à bosser sérieusement. C’était d’ailleurs la première fois qu’elle allait dans cette boîte. Elle n’avait pas eu le temps ni l’occasion de venir auparavant.
Enfin bref, toujours était-il que ce soir-là, Fauve était en boîte, et elle se sentait d’humeur… extravertie.

Mlle Evernight remarqua justement la présence d’une personne semblant digne d’intérêt, au bar, un peu plus loin. Une fille. Enfin, ça ne sautait pas vraiment aux yeux. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Fauve avait arrêté son regard sur cette personne. Enfin, pas seulement. C’était une fille de l’académie, la jeune femme en était persuadée. Elle était assez physionomiste et connaissait le visage d’une bonne majorité des élèves.
Un sourire étirant machinalement ses lèvres, Fauve prit son mojito et vint s’asseoir à côté de ce charmant garçon manqué.

- Je te paye un verre, déclara-t-elle, assez fort pour que sa voix couvre le bruit de la musique.

Fauve rendit son sourire à la jeune femme. Celle-ci devait avoir entre dix-huit et vingt ans environs d’après ses estimations. De toute façon, Fauve ne s’attaquait jamais aux jeunes de moins de seize ans, par principe – elle se trouvait trop jeune pour être une cougar. La brunette aux cheveux courts était à présent officiellement sa cible. Elle dévisagea un instant ladite cible : très mince, très androgyne, très craquante dans son genre. Ses yeux sombres avaient une très jolie forme en amande, et son sourire en coin était on ne peut plus appétissant. D’ailleurs, la jeune prof de français devina à ce fameux sourire qu’il était fort probable qu’elle devienne elle-même la cible de sa proie, si elle ne l’était pas déjà.
Mlle Evernight se détourna un bref instant de l’inconnue pour faire signe au barman de remplir leurs verres, puis leva le sien en direction de son interlocutrice lorsque ce fut fait.

- Beethoven, je parie, déclara Fauve après avoir bu une gorgée de sa boisson, se penchant à son tour vers la jeune fille afin de ne pas avoir à crier.

Elle l’imaginait assez bien dans cette maison. Quoiqu’elle eut aussi pu être Molière, à la réflexion. Mais sûrement pas Cygne, ni Baudelaire. Baroque peut-être ? Peu probable quoique pas impossible. Peut-être qu’elle faisait fausse route, peut-être pas, elle n’en savait rien. Elle avait dit ça juste pour voir si son interlocutrice l’avait déjà calculée à l’académie, et si tel était le cas, si elle savait qu’elle était prof ou bien si elle la prenait pour une élève – ce qui lui arrivait assez fréquemment.
Fauve aimait bien séduire les élèves, mais elle se montrait prudente à ce propos : elle ne tenait pas à être virée parce qu’elle avait des relations avec ses élèves, ce que le règlement interdisait.

Un sourire en coin naquit sur les lèvres de Fauve lorsque sa charmante interlocutrice confirma son appartenance à la maison Beethoven, tandis que ses yeux s’animaient d’une petite lueur pétillante. Il est toujours plaisant d’avoir raison sur quelque chose, après tout. Les deux jeunes femmes continuèrent à s’observer dans le blanc des yeux, se dévisageant mutuellement avec intérêt. Plus la brune ajouta :

- Mhm... Baudelaire ou Molière ?

Fauve éclata de rire. Un rire clair, doux, cristallin, malicieux mais nullement moqueur, qui fut à moitié avalé par le bruit de la musique. Elle adressa un large sourire à la Beethoven puis rapprocha un peu plus son visage du sien, la regardant intensément :

- Les deux, répondit-elle en haussant les sourcils de manière provocatrice avant de reculer légèrement.

Ca l’amusait toujours de voir qu’elle était très souvent prise pour une élève. D’ailleurs, lorsqu’elle était arrivée dans sa classe de Baudelaire de Terminale en septembre et s’était assise sur le bureau, un élève qui ne l’avait jamais vue auparavant lui avait même dit « déconne pas, la prof va bientôt se pointer ». Elle adorait ce petit effet de surprise qu’elle produisait systématiquement, la première fois. La jeune femme s’en délectait toujours, car c’était un plaisir unique avec chaque personne, et aussi parce qu’elle avait bien conscience que sa jeunesse extrême ne durerait pas, que ce n’était que l’affaire d’un ou deux ans avant qu’elle soit classée d’office dans la catégorie des adultes.
Par ailleurs, la jeune femme était intriguée et amusée de voir que son interlocutrice avait éliminé trois maisons et se demandait d’où elle tirait sa théorie. Avait-elle l’air d’une comédienne ou d’une écrivaine plus que d’une dessinatrice ou d’une danseuse ? Ceci dit, la théorie de la Beethoven n’était pas infondée, car après tout Fauve enseignait le français, la littérature et la littérature théâtrale, d’autant plus qu’elle était également auteure à ses heures perdues.

- Quoique j'ai plus d'heures avec les Baudelaire, j'en conviens.

Fauve ne lâcha pas des yeux la jolie androgyne aux allures de rockeuse assise en face d’elle, désireuse de ne pas perdre une seule miette de sa réaction.

Fauve sourit devant la réaction de son interlocutrice, dont elle ignorait d’ailleurs toujours le nom. Elle trouva le rire de celle-ci absolument exquis, bien que la musique couvrît en partie ledit rire. La Beethoven était bel et bien prise au dépourvu avec la réponse de la jeune prof, et c’était plutôt plaisant, comme d’habitude. La brunette montra d’ailleurs une certaine gêne en passant sa main sur sa nuque, attendrissant un peu Fauve. Il fallait qu’elle se montre attentive : soit sa petite proie – pas si petite que ça en fait – était embarrassée de s’être trompée au sujet de Fauve, soit elle était gênée de flirter avec une prof. La deuxième possibilité serait un peu délicate à contourner, mais pas insurmontable. Ceci dit, la Beethoven n’avait pas l’air d’être du genre à se formaliser des règles, c’était en tous cas l’impression qu’elle dégageait.

- Je suis bien contente de ne pas être à Baudelaire. J'aurais été incapable de me concentrer pendant les cours.

Bien, Fauve avait la confirmation que l’embarras précédent de sa proie n’était pas dû à l’interdiction de tout éventuel rapport élève-enseignant. La jeune femme esquissa d’ailleurs un sourire en coin, amusée de voir que son interlocutrice ne cherchait pas à faire dans la subtilité niveau séduction. Autant jouer sur le même terrain, c’était marrant.

- Heureusement en effet, car j’emmerde les élèves indisciplinés jusqu’à ce qu’ils soient… disciplinés, répliqua-t-elle avec un regard intense et un sourire extrêmement craquant.

Elle approcha sa bouche de l’oreille de son interlocutrice et ajouta :

- Et je ne les lâche pas avant d’avoir obtenu ce que je veux.

Puis elle recula légèrement, sans jamais se défaire de ce charmant petit sourire…

Fauve répondit à la remarque de Levy par un regard mi énigmatique, mi amusé. Cette idée de punition volontaire fit revenir un souvenir pas si lointain dans l’esprit de l’enseignante, et dont la Beethoven n’avait aucune idée, d’où le côté amusant de sa réplique. Bon, ceci dit le cas ne correspondait pas exactement. L’élève concerné aurait été puni de toute manière, mais son heure de colle ne s’était pas déroulée de manière très conventionnelle… Fauve gardait un excellent souvenir de cette expérience, d’autant plus parce qu’il s’agissait de sa première liaison avec un élève. Un Beethoven, d’ailleurs ! La jeune femme réalisa au passage qu’en fait, elle s’était montrée plutôt sage, puisqu’elle n’avait eu que deux liaisons avec des élèves depuis son arrivée, vers la fin de l’année précédente. Enfin, bientôt trois, vu comment les choses étaient parties…
Mais justement, revenons au présent. Fauve était sur le point de demander son nom à la charmante créature qui lui faisait face, afin d’éclaircir ce petit mystère. Connaitre l’identité de son partenaire est quand même important, même si ce n’est qu’une relation passagère sans réelle attache. Mademoiselle Evernight aimait connaitre les noms des gens et des choses, entendre et répéter les sonorités qui lui plaisaient, et par-dessus tout, ne pas oublier ces noms. Un nom peut avoir tellement de sens différents pour qui l’entend. Il peut ne rien évoquer, il peut rappeler un bon ou un mauvais souvenir, il peut plaire, il peut déplaire. Cela pouvait sembler stupide ou futile pour certaines personnes, mais Fauve accordait une réelle importance à ceci. Donc, elle allait lui demander son nom, mais elle n’eut pas ne serait-ce que le temps d’ouvrir la bouche, que sa jolie interlocutrice lui coupa l’herbe sous le pied et se présenta d’elle-même.
Levy Delany. Charmant. Levy. Fauve ne connaissait personne ayant ce nom, qu’elle trouva tout à fait agréable à entendre. De plus, il allait très bien avec son nom de famille. Mais bref, il y avait pour l’instant des choses plus intéressantes à faire que de rêvasser sur des sonorités. La jeune professeure observa la Beethoven se lever et était sur le point de serrer la main qu’elle lui tendait, mais la jeune fille la saisit par le poignet et Fauve se laissa entrainer avec un sourire. Oh, Levy ne lui donnait pas le temps de lui décliner son identité, tant pis. L’alcool et ce petit repos avaient redonnés à la blonde la motivation de danser, et elle n’avait presque plus mal aux pieds.
Une fois sur le dancefloor, Fauve laissa la musique guider son corps, se déhanchant sensuellement près de Levy, tantôt plus ou moins proche d’elle, son regard croisant intensément le sien dans la pénombre et les lumières clignotantes. Elle se rendit compte qu’elles faisaient à peu près la même taille, sauf que la prof de littérature portait des talons, contrairement à la Beethoven. Oh, elle était avait donc vraiment une taille de mâle. Un point de plus pour son androgynie exacerbée.
D’humeur joueuse, Fauve capta le regard de sa proie et approcha son visage du sien, leurs corps également relativement peu espacés, pencha légèrement la tête sur le côté et… recula, se détournant carrément de sa victime, sans jamais cesser de danser ni d’arborer son espiègle sourire.