C'était un moment idéal pour flâner dans son bâtiment. Un temps superbe, aucun élève en vue, la moindre présence humaine déambulant au Parc ou dans d'autre endroits on l'on pouvait prendre le soleil et se détendre, profiter du dernier week-end avant la première semaine complète de cours. Il n'y avait que des gens comme moi qui pouvaient rester enfermés. Des gens qui fuyaient le monde et le soleil, comme un genre de vampire avide de tranquillité.
Ça aurait fait une belle scène pour un film d'horreur, outre la lumière de l'après-midi qui filtrait entre les volets en cabane. Une jeune fille au coeur lourd de regrets et de désespoir, marchant dans un couloir désert. Le son de ses baskets arpentant le sol qui résonne comme pour réponse au pas furtif du chat à ses côtés. Elle lève la tête, admire la décoration du bâtiment, poursuit son chemin, insouciante. Elle arrive dans une pièce tout aussi déserte; ici un seul volet est ouvert, ne suffisant pas à éclairer la vaste salle. Dans un film, c'est le moment où la mystérieuse silhouette qu'on a aperçu quelques secondes auparavant pendant qu'elle la suivait bondit de sa cachette pour poignarder la victime et son chat.
Dans la réalité, c'est le moment où je soulève le couvercle du piano et allume la lampe à côté.
Ewie bondit sur le tabouret tapissé de velours et se plante là en me regardant de ses yeux violets. Quelqu'un qui ne la connaît penserait sûrement que son instinct de survie lui a commandé de ne pas me laisser m'asseoir là. Moi, je connais surtout cette étincelle de malice dans ses jolies prunelles et je sais qu'elle veut juste me soûler.

"Bouge de là SuperMinette, sinon je m'assoie sur toi."

Elle plisse ses yeux de chat comme pour méditer ma proposition. Elle sait que ce ne sont pas des paroles en l'air. Après avoir évalué le risque qu'elle finisse en crêpe féline farcie à la Ewie, la chatte redescend du tabouret et s'installe un peu plus loin pour toiletter son pelage gris tigré déjà impeccable.

"Bien, repris-je, tu as de la chance, tu reste en 3D pour cette fois..."

Elle lève les yeux de sa patte et pousse un miaulement insolent. J'aurais même juré qu'elle m'avait tiré la langue. Je lève les yeux au ciel puis me concentre sur le piano. Mes mains glissent sur le clavier, hésitantes. Dans ma tête, c'est aussi vide que le bâtiment. Je ne sais absolument pas quoi jouer. Morceau triste, mélancolique, joyeux, dynamique... Je reste là, les mains au-dessus des touches comme une idiote. Du coin de l'oeil, je vois Ewie s'approcher de mon sac au pied de l'instrument et glisser une patte dedans. Je la laisse faire. Je la connais. Elle va me sortir un Kinder ou une autre idée magnifiquement géniale dans ce genre...
Elle finit par extirper mon carnet d'idées et le traîne jusqu'à moi. Elle l'ouvre d'un coup de patte et m'indique du bout de la queue une page couverte d'accords. Quand je reconnais les notes, je secoue vivement la tête. Je n'aime pas jouer ce morceau. Il est beau, certes, mais il me donne encore plus envie de pleurer quand je l'écoute. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est relégué dans un coin très sombre et très lointain de mon MP3.
Ma chatte miaule d'indignation et je finis par me rendre devant sa testardise. Elle m'énerve. Capituler devant un chat, quand même...
Les premiers accords sont douloureux. L'accompagnement n'est pas dur à maîtriser, mais les souvenirs qu'il engendre le sont en revanche. J'ai l'impression de revivre les journées passées cloîtrée dans ma chambre à pleurer sur mon sort. Et les autres en primaire à courir à travers toute la cour. Je me souviens, à chaque fois qu'on se prenait pour cible, ça finissait toujours de la même manière: eux nous regardant en souriant, nous en se courant après mutuellement. Je revois son visage souriant et...
//BLOOONG!!//
Mes mains dérapent sur les touches et produisent un son aussi affreux que tous ces souvenirs en pagaille. Je regarde Ewie, maintenant installée sur un ampli, qui me fixe avec cet air mauvais et ce regard que je ne peux soutenir. Je sais que tant que je ne me serait pas pliée à ses exigences, elle ne me lâchera pas du regard et je ne verrai pas la moindre miette de Kinder, sans parler du Nutella. Avec un soupir, je reporte mon attention sur le clavier.
*Pourquoi me fais-tu faire ça, Ewie? Pourquoi m'obliges-tu à affronter tout ça?*
Je recommence, encore et encore. Et quand je peux jouer l'accompagnement sans me tromper, j'entonne la mélodie.

"What if I wanted to break
Laugh it all off in your face..."



Je me rends à peine compte que je l'ai terminé. Mes mains tout comme le piano tremblent encore de la force avec laquelle j'avais joué les accords du refrain. J'ai du mal à reprendre mon souffle, je n'arrive même plus à parler, j'ai donné toute ma voix dans ce morceau. Je me sens bizarre. Différente.
A ma grande surprise, j'éclate d'un rire sincère et libérateur qui sonne presque faux à mes oreilles, ignorant Ewie qui me dévisage comme si j'étais une alien. Je ne me rappelle plus la dernière fois où j'ai vraiment ri. C'était il y a longtemps en tout ça. J'avais oublié à quel point ça faisait du bien. J'ai du mal à y croire. J'ai réussi. J'ai réussi. Ca n'a pas changé ma vie, mais d'une certaine manière, ça marque mon arrivée à l'Académie. Je suis sûre, maintenant, que c'était une bonne idée. L'idée du siècle. Après les Kinders et le Nutella, bien sûr.
J'entends une des porte communiquant avec les couloirs claquer, me coupant dans mon élan de folie. En un sursaut, je me retourne la porte principale, apercevant une silhouette féminine entrer dans la salle. Bien malgré moi, je repense à mon scénario de film d'horreur et un sourire se dessine sur mes lèvres.