Ethan sortit de la salle de musique en marchant, enfilant sa veste tandis qu’il s’éloignait déjà dans le couloir. Il avait l’intention de se rendre au lac aux cygnes, histoire de prendre un peu l’air. La pluie diluvienne qui s’était abattue sur l’Académie les jours précédents avait fait renaître la vie. La nature repoussait ici et là, sortant de sa longue hibernation pendant cet interminable hiver. Ethan aimait particulièrement voir revivre les alentours de l’école après la saison des neiges, et il appréciait le silence qui régnait près du lac, libéré de ses glaces. Le brun descendit les escaliers lentement. Il avait tout son temps, à présent, puisqu’il venait de terminer son dernier cours de l’après-midi. Il poussa brutalement la porte du bâtiment des musiciens qui s’ouvrit dans un grincement sourd. Ethan humecta ses lèvres sèches et s’élança dans l’allée de gravillons qui menait au bois, dont le chemin longeait le lac un peu plus loin et en faisait le tour pour revenir vers les bâtiments. Toujours en marchant, l’adolescent respira longuement, remplissant et vidant ses poumons régulièrement. Il n’était pas sorti depuis des jours. Il atteignit finalement le chemin qui serpentait dans le bois et s’y engagea. Au loin, il entendit les claquements des sabots d’un cavalier qui devait, lui aussi, profiter du beau temps. Le son se rapprochait de plus en plus, provenant de derrière l’adolescent. Ethan n’y prêta pas particulièrement attention. Nombreux était les élèves adepte de l’équitation à l’Académie, qui était l’une des rares écoles à abriter une écurie ou l’on pouvait loger sa propre monture. Ethan, quant à lui, appréciait ces animaux, mais il préférait les chats. Il en avait d’ailleurs un, Suie, qui lui avait été donnée. La vieille minette passait tout son temps à galoper sur les toits, ou roupiller sur son lit. Soudain, la cavalière qui se trouvait derrière Ethan arrêta sa monture et s’approcha de l’adolescent, le saluant joyeusement. Etonné, le brun se retourna. La jeune fille tenait les rênes d’une belle jument baie, un sourire aux lèvres. L’adolescent répondit :


Ethan continua sa route, mais la jeune fille commença à marcher à côté de lui, montrant clairement qu’elle voulait faire connaissance.

«Ça va Ethan ? »

La voix de l’inconnue jaillit de sa bouche comme l’eau jaillit de sa source, claire et cristalline. Ethan sursauta à moitié, étonné. Comme cette fille connaissais son prénom ? Pour sa part, il ne la connaissait pas, mais à en juger sa démarche gracieuse, elle faisait partie de la Maison des Cygnes, là où était entraînées les danseuses les plus talentueuses –ou les danseurs. La jeune fille se retourna pour observer sa monture qui marchait derrière elle, s’arrêtant parfois pour attraper entre ses lèvres les brins d’herbes qui passaient à sa portée. Enfin, elle reporta son attention sur le brun, posant sur lui ses prunelles émeraude. Ses longs cheveux blonds tombaient en cascades sur ses épaules et s’agitaient au gré du vent. Mais le plus marquant chez elle, c’était sa maigreur. Pas maladive pour autant, mais elle était bien plus maigre que la plupart des autres danseuses. Sortant de ses pensées, il répondit :

« Oui, et toi ? Au fait, qui es-tu, et comment connais-tu mon prénom ? Il ne me semble pas t’avoir rencontré auparavant… »

«Je suis Anna, j'ai déjà entendu parler de toi par des amies.»

Ethan plissa les yeux. Il ne savait pas qu’il était si populaire, au point qu’on parle de lui à une fille qu’il ne connaissait même pas ! Un petit rire s’échappa de ses lèvres tandis qu’il continuait de marcher, Anna à ses côtés. Le brun, silencieux, jeta un regard vers le ciel limpide où couraient les nuages, emportés par le vent. Il atteignit enfin la rive du lac, et on pouvait entendre le chant des oiseaux et les clapotis de l’eau sur la rive.
Soudain, la jument de l’adolescente s’approcha d’elle, qui flatta son encolure de la main. Sa monture, qui paraissait plutôt étonnée par la présence d’Ethan, s’approcha du brun et vint renifler la paume qu’il lui tendait. Finalement, elle s’écarta vivement quand elle vit la main du pianiste s’approcher doucement de ses naseaux. Une lueur de malice naquit dans les prunelles d’Anna qui rappela l’équidé, et elle proposa :

« Tu veux la monter ?»

Ethan fronça les sourcils tandis qu’elle rajoutait qu’elle ne lui ferait aucun mal. « Non » fut le seul et unique mot qui traversa l’esprit du brun à cet instant. Ce n’était ni le moment, ni l’endroit. De plus, le brun n’était jamais monté à cheval, et pour cause : il n’était pas spécialement attiré par ces animaux. Il ne les détestait pas, mais ne le vouait pas non plus une adoration sans bornes. Il préférait les observer. La jeune fille semblait avoir déjà placé sa confiance en lui pour lui proposer de monter sur sa jument, et elle voulait absolument qu’il mette le pied à l’étrier. Ethan répondit :

« Désolé, je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Une autre fois.»

Anna semblait déçue. Très déçue. Elle aurait certainement aimée lui apprendre à monter à cheval, lui faire découvrir le bonheur que procure ce sport, cet art. Mais cela n’attirait pas Ethan. La blonde sembla plongée dans ses pensées lorsque soudain, elle demanda :

« De quel instrument de musique joues-tu ? »

Elle l’observa de ses yeux verts, s’arrêtant un instant sur son cou. Le brun plissa les yeux et remonta le col de sa veste, masquant entièrement la cicatrice qu’il portait à la base de son cou. Heureusement, elle ne semblait pas s’être attardée sur ce détail, l’ayant survolé sans vraiment la voir. Du moins il l’espérait. Elle continua son observation et son regard se figea sur ses mains, découvrant ses doigts fins et agiles. Un petit rire s’échappa des lèvres sèches du brun et il déclara, un sourire aux lèvres :

« Il me semble que tes amies t’ont parlé de moi, alors peut-être le sais-tu déjà ? Je joue du piano. »

Ethan avala sa salive et jeta un regard vers le ciel, avant de reprendre :

« Ça fait depuis onze ans. Et toi, quelles danses pratiques-tu ? »

La jeune blonde sembla réfléchir un instant. Après quelques secondes, elle se tourna finalement vers Ethan et répondit :

« Toutes les danses que l'on me demande de pratiquer, mais je n'aime pas la danse classique. Cela fait depuis mes six ans soit onze ans comme toi. »

Le brun hocha la tête, ne savait pas vraiment poursuivre la conversation. Il continuait donc de marcher, Anna à ses côtés qui jetait de temps en temps des coups d’œil à sa jument. Finalement, elle demanda :



Ethan avala sa salive et plongea ses mains dans les poches de sa veste. Cela faisait quatre ans qu’il vivait à Artistic Academy, sans plus jamais l’avoir quitté. Les murs de cette école lui étaient familiers à présent. Il connaissait par cœur les moindres cachettes, les moindres salles interdites aux élèves. Mais le monde extérieur lui manquait. Sa famille lui manquait. Ce qu’il en restait, du moins, ce qu’il considérait comme tel. Le brun savait que s’il revoyait son père, il le haïrait encore plus. Plus il pensait à lui, plus cette haine qui restait tapie dans son cœur prenait de la place et souillait son âme. Le rendait froid, distant. Il n’était pas comme ça. Il n’avait pas été comme ça. C’était lui qui l’avait rendu comme ça. Avant même qu’il puisse donner sa réponse à Anna, elle avait déjà enchainé :



Ethan se racla la gorge et demanda :



Il lui sourit, regrettant de lui avoir parlé ainsi.

Anna ne sembla pas déçue de la réponse du brun. Peut-être avait-elle dit cela seulement par simple curiosité. Pour meubler la conversation ? Ethan ne saurait le dire. Il s’étonnait lui-même de sa propre manière d’agir. D’habitude, il était ouvert, souriant, joyeux de découvrir de nouvelles personnes. Sauf quand ces personnes-ci s’intéressaient d’un peu trop prêt de sa vie et cherchaient à comprendre des choses, or ce n’était pas le cas d’Anna. Cette fille lui semblait… différente. Non, en réalité, il ne saurait pas vraiment comment la qualifier. Elle semblait beaucoup réfléchir, curieuse et sociale. Non décidemment, Ethan ne se comprenait pas. La jeune fille fit légèrement accélérer la jument qui marchait toujours derrière eux et elle alla s’asseoir contre un arbre lorsqu’ils débouchèrent sur une petite clairière inondé de soleil. Le brun la suivit silencieusement et s’assit à côté d’elle, goutant à la chaleur des rayons de l’astre qui s’élevait toujours plus haut dans le ciel. Une légère brise venait agiter les herbes folles de la prairie en émettant un petit sifflement lorsqu’il filtrait entre les branches des arbres alentours. Ethan soupira légèrement et sourit.

Alors que les deux jeunes gens étaient restés silencieux quelques instants, Anna ouvrit la bouche et demanda :

« T'es interne ? »

Ethan arqua un sourcil. Il se surprit à penser que la réponse à cette question n’apportait pas grand-chose à leur « discussion ». La jeune fille voulait peut-être meubler la conversation, histoire de ne pas laisser de blanc, ne pas laisser le silence s’installer. Peut-être était-ce une question dont la réponse ne l’interagissait pas vraiment. Oui il était interne. Il avait choisi d’être interne. Cela faisait quatre ans qu’il n’avait pas revu sa « famille », et elle ne lui manquait pas. Presque pas. Il avait réussi à faire une croix dessus, à l’oublier, à enfouir ses souvenirs les plus douloureux au plus profond de lui-même, ce qui le rendait si… distant. Quant à elle, il devina qu’elle était également interne : le fait qu’elle ait sa jument à l’Académie semblait être une raison suffisante pour cela. Le brun se tourna vers la jeune fille et répondit :

« Ouais, et toi aussi je suppose ? »

« Ouais » fut la seule réponse d’Anna. Ethan se satisfaisait de cette réponse. Il était parfois inutile de s’étendre sur une affirmation. Comme un réflexe, la jeune fille attrapa une mèche de ses cheveux blonds et joua avec. Une fois de plus, elle chercha à meubler, comme si était très important pour elle de parler alors qu’il était parfois plus judicieux de laisser le silence s’installer. Il n’était pas forcément pesant, et parfois plus révélateur. Ayant certainement trouver un nouveau sujet de conversation elle demanda :

«Et sinon à part les cours tu passes le plus clair de ton temps à faire quoi ? »

Ethan arqua un sourcil. Pourquoi posait-elle cette question vide de sens ? Peut-être n’existait pas même le moindre brin d’intérêt dans tout cela ? Ethan ne saurait dire si Anna voulait vraiment savoir la réponse à sa question. Il haussa les épaules et déclara :

« Tout ce qu’un adolescent de dix-neuf ans fait dans cette Académie. Je traine avec mes potes, j’utilise les différents espaces… C’est… bizarre comme question. »

Le pianiste observa au loin le soleil se coucher petit à petit derrière les collines que l’on pouvait apercevoir plus loin après le lac. Surpris que le temps soit passé si vite, il jeta un coup d’œil à sa montre attachée à sa main gauche et faillit s’étrangler avec sa salive. Il avait passé plusieurs heures ici, en compagnie d’Anna ! Il se releva et lançant un regard désolé à l’adolescente et déclara :

« Je suis désolé, je dois partir, le temps file à une vitesse ! Tu veux m’accompagner ou tu restes ici ? »

Anna sembla défier le brun du regard, comme si cette question remettait en cause quoi que ce soit par rapport à Ethan. Un soupire agacé s’échappa des lèvres du jeune homme. Pourquoi cherchait-elle toujours des allusions à ce que pouvait bien penser le pianiste là où il n’y en avait pas ? Ce n’était quand même pas compliqué de répondre par « oui » ou par « non » à une question simple. Pourquoi s’embrouillait-elle dans des tentatives de déduction au moindre de ses faits et gestes, qui semblait d’ailleurs pour la plupart totalement fausses ? A quoi jouait-elle ? Légèrement exaspéré, Ethan répliqua :


Il n’avait pas voulu être blessant, ni méchant. Mais l’attitude de la jeune fille l’énervait. Légèrement sur les nerfs, il reprit :


Il soupira à nouveau, tentant de se calmer. Il n'aurait pas dû s'énerver, mais s'était bien plus fort que lui. Il était susceptible, il n'y pouvait rien.

Ethan hocha la tête tandis qu’elle se redressait. Elle siffla sa jument qui revint vers elle en trottinant, des herbes encore plein la bouche. Anna se hissa sur le dos de sa monture et demanda :


Déjà que la jeune Cygne l’avait énervé, si en plus elle croyait que le brun allait lui faire le plaisir de monter sur son cheval ! Il plissa les yeux, déclara « Non » sèchement et commença à faire le chemin inverse, sur le petit chemin de gravier qui longeait le lac. Il commençait à faire chaud en cette fin d’après-midi malgré la douce brise qui agitait les feuilles des arbres et faisait onduler l’eau qui venait lécher la rive. Anna fit donc marcher sa jument à la hauteur du garçon, qui gardait le silence. Il n’avait pas voulu se débarrasser d’elle. Mais si elle croyait lui soutirer la moindre information, maintenant, elle avait tort. Ethan était un garçon susceptible, manipulateur et très borné.

La blonde avait brisé le silence pesant qui s’était installé entre les deux jeunes gens. Le brun marchait d’un pas vif, toujours exaspéré par l’attitude de la danseuse. Cette fille ne s’arrêtait-elle donc jamais de poser des questions ? Qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire de toute manière, de l’endroit où ils allaient ? Anna était trop curieuse à son goût. Elle avait l’air de toujours vouloir tout savoir. Or, Ethan n’avait rien à lui dévoiler. Rien qui ne pourrait l’intéresser, en tout cas. Ou rien qu’il ne pouvait lui dire. La plupart du temps, le brun avait des conversations banales avec les gens. De loin, il avait l’air comme les autres, issu d’une famille richissime, ayant vécu une enfance des plus belles. C’est en tout cas ce qu’il laissait croire. En réalité, il ne s’était jamais dévoilé à qui que ce soit. Sauf à Nate. Mais c’était différent. Sa relation avec le Baroque était très singulière, et tout sauf banal.

- On rentre à l’Académie.

C’était simple et c’était clair. Cette réponse ne nécessitait pas une question de plus comme « et où ça exactement ? ». Si la blonde ne changeait pas de sujet, elle pouvait être sûre qu’Ethan la planterait là.

Anna, juchée sur sa jument, effectue un rapide demi-tour et s’élança au galop à travers les champs qui bordaient le lac un peu plus loin. Le brun, à peine étonné qu’elle ait craqué la première, haussa les épaules, tout en continuant de l’observer partir. Bientôt, elle ne fut qu’un point au loin parmi les champs dorés, puis elle disparue totalement du champ de vision du garçon. Le courant n’était pas passé cette après-midi-là, entre les deux jeunes gens. Ethan continua sa route, chassant la blonde de ses pensées. Il était rare qu’il soit aussi peu amical avec quelqu’un, surtout quelqu'un d'à peu prêt son âge. Mais le pianiste avait une sainte horreur de ce genre de personne qui croient tout savoir et se ramasse après lorsque la vérité leur tombe dessus. Anna était de ces personnes-là. Tant pis, il n’avait pas perdu grand-chose. Ou peut-être que si. Il avait perdu une après-midi de calme et de sérénité.