Je suis un simple soldat de dix-sept ans. Je me suis engagé sur un coup de tête.
J'avais bu un peu trop et je me suis mis à fanfaronner lorsque des soldats passaient.
Mes pseudo-copains s'étaient gaussés de moi et j'avais pris la mouche,
m'étais levé et avais rejoint les rangs des militaires.
Je m'étais donc engagé en croyant que la guerre n'allait durer que quelques mois,
que je serais de retour pour l'anniversaire de ma mère.
Celui-ci est passé. Engagé au tout début de la guerre, j'y suis depuis deux ans.
Nous sommes en mille neuf cent-seize.
Je reviens au présent et regarde le ciel noir de Verdun. Il va pleuvoir. Et zut ! Déjà qu'il y a de la boue quand il fait sec... Ça va être le raz de marée. Dégoûté je regarde les rats se battre pour un quignon de pain rassis. Si ça continue ainsi, c'est nous qui allons nous battre pour ce bout de pain. Nos rations sont misérables et la nourriture arrive presque toujours froide . Notre « cuisinier » se liquéfie au sens littéral du terme dès qu'il y a un peu de mitraille et ne veut pas s'avancer assez près du front, ce qui fait que quand les autres vont chercher la nourriture à l'arrière, le temps de revenir tout est froid. S'il n'y avait que ça !
Arthur est malade, le diagnostic est tombé, il a le typhus. Son front est brûlant, sa température doit faire dans les 39°. Ses maux de tête sont terribles et le font gémir continuellement même dans son sommeil. Toujours dans un état d'hébétude et de stupeur il se balance d'avant et arrière, les yeux un peu fous. Je reste à ses côtés, le force à manger , lui donne de l'eau et éponge son front en sueur. Je ne peux rien faire d'autre. J'ai envie de pleurer. Il n'a que quinze ans ! Il était toujours joyeux, avait gardé sa fraicheur innocente et j'en étais venu à le considérer comme mon petit frère. J'avais toujours veillé sur lui. Je l'avais sauvé à de nombreuses reprises et lui aussi. Alors pourquoi maintenant ? Nous sommes à quelques jours de la permission ? Pourquoi vais-je devoir ramener un cadavre à sa mère ?
C'est fini.
Depuis six jours qu'on se bat contre la maladie, c'est elle qui a gagné. Il est parti avant l'aurore. Dans mes bras. Oh petit frère...
Je jette la pelle au loin. Ils ont refusé de rendre le corps d'Arthur à sa mère. Contaminé qu'ils ont dit ! Ils voulaient le mettre dans la fosse commune les « salauds » ! Je regarde avec tristesse la terre récemment retournée où repose en paix, je l'espère, mon frère de cœur. Une main se pose sur mon épaule et je me retourne pour voir Thomas. Lui aussi a les yeux embués de larmes. Thomas, Arthur et moi étions inséparables. On ne nous voyait jamais les uns sans les autres. Il resserre sa prise sur mon épaule et je pose ma paume sur sa nuque l'attirant à moi. Dans les bras l'un de l'autre, nous pleurons ensemble la perte que nous venons de subir. Ce n'est pourtant pas la première fois qu'on perd un ami. Mais jamais aussi proche, jamais aussi jeune.
Rentrés au Camp, personne ne fait de remarque sur nos yeux rouges et sur le fait qu'on ait des pelles à la main. Je laisse Thomas pour aller écrire la lettre qui déchirera une vie. Celle de la mère d'Arthur. Je l'écris en ces termes :
« Bonjour Madame, je suis Éric Painter un ami de votre fils.
Je pense que vous savez déjà qui je suis, comme je sais à quel point votre fils vous aimait.
Je suis désolé mais il est mort ce matin du typhus après six jours de combat.
Dans notre cœur il y a un vide. Un énorme trou qui manque de nous aspirer. »
Ensuite, je lui raconte durant plusieurs pages comment il était, ses petites manies ainsi que toutes les bêtises et les blagues stupides que nous avions faites ensemble. Et je finis par ces mots :
« Nous l'aimions comme un frère, Madame, et nous pleurons avec vous sa perte.»
En l'écrivant je m'étais rappelé tous ces bons moments passés ensemble, comme les pires d'ailleurs. Je ravale mes pleurs et la donne à poster. Demain c'est l'ultime assaut avant d'aller à l'arrière mais j'ai un mauvais pressentiment.
Ce récit est une histoire vraie.
C'est un des rares journaux intimes des poilus qui soit entier et en bon état de conservation.
C'est un dénommé Thomas Acker qui l'a confié à un muséum spécialisé dans la 1ère Guerre Mondiale.
Des trois amis il n'en resta donc qu'un seul. Un Survivant.