Inès ne se considérait pas comme malheureuse. Pas spécialement heureuse non plus mais pas malheureuse. Fille d'un directeur marketing et d'une éditrice dans une grande maison d'édition, elle ne manquait de rien. Elle avait un frère de deux ans son cadet, Grégoire, duquel elle était proche malgré les inévitables brouilles qui caractérisent les relations au sein d'une fratrie. Elle pratiquait la danse classique dix heures par semaines depuis cinq ans et comptait passer à douze l'année d'après. Ses amis se comptaient sur les doigts d'une main mais elle n'en demandait pas plus. Tous se connaissaient depuis le primaire et n'avait jamais été séparés pour une durée plus longue que les grandes vacances. Il y avait Anaïs, Emilie, Vincent. Jules et Mathieu. Ils entraient dans leur dernière année de collège et avaient déjà planifiés de se retrouver dans leur lycée de secteur l'année suivante. Bref, la vie s'écoulait doucement, sans heurt., dans une routine paisible et ronronnante. Presque doucereuse. Inès ne le savait pas encore mais l'année suivante allait faire basculer sa vie. Et rien ne serait plus jamais pareil.
"Alors, alors t'es avec qui ? On est ensemble ?"
Surexcité, Inès se précipita vers Emilie qui détaillait les listes de classe punaisées sur le panneau d'affichage.
"Hé, bonjour quand même ! s'exclama Emilie en faisant claquer une bise sur chacune de ses joues, je ne sais pas je viens d'arriver, je n'ai pas encore repéré nos noms."
Inès s'approcha du panneau et fouilla avidement les listes du regard "Dussart Inès, Dussart Inès, Dussart Inès...", son coeur battait si fort qu'il semblait prêt à exploser. L'épreuve des listes était sûrement le moment le plus stressant de l'année. Un cri aiguë la fit soudain sursauter :
"Là trouvé ! exulta Emilie, 3e6, professeur principal madame Dufort, ça va être énorme ! Et je suis avec Anaïs, Vincent et Jules ! Oh mon dieu, cette année va être parfaite !
- Et, et moi ? Et Mathieu ? demanda Inès en essayant de masquer sa déception.
- Oh...Attends je crois que Mathieu est en 3e4 Et toi...3e4 aussi ! C'est parfait, c'est presque comme si on était tous ensemble !
- Ouai...presque" répondit-elle sans conviction.
Avant qu'Inès ait pu prononcer un mot de plus, Emilie poussa un cri strident et se jeta dans les bras d'Anaïs qui venait d'arriver.
"On est ensemble, on est ensemble !"
Inès poussa un soupir : l'année commençait bien.
***
"Alors ma puce, comment s'est passé ta journée ?
- Bien, bien...
Inès enfourna une fourchette de riz dans sa bouche.
- Ta classe est sympa ? insista sa mère
- Ouai, je suis avec Mathieu, répondit-elle en essayant d'avoir l'air enthousiaste.
- Et ton emploi du temps, tes profs ? enchaîna son père
Inès lui jeta un regard noir "il n'y a que cela qui t'intéresse de toutes façons" pensa-t-elle. Mais elle se tut et répondit à la place :
- Ils sont cools. Mon prof principal est Mr Durex.
Ses parents échangèrent un regard mi amusé-mi perplexe :
- Sérieusement ?
Inès éclata de rire et répondit en se levant de table :
- Vous verriez vos têtes ! Une photo vaudrait de l'or !"
***
La première semaine passa vite. Somme toute, cette année était assez semblable aux autres. Chaque soir, Inès se retrouvait avec une tonne de livre à couvrir, de papiers à faire signer. Les profs semblaient mettre un point d'honneur à faire chacun un discours plus long et plus barbant que celui des autres et malgré l'échéance du brevet à la fin de l'année, la classe semblait plus dissipée que jamais.
A part Mathieu, elle ne connaissait personne et les premières heures de cours passées à côté de lui ne firent que confirmer ses craintes: il n'avait pas l'intention de l'aider d'une quelconque façon à s'intégrer.
Mathieu était le garçon de leur bande d'amis avec qui elle s'entendait le moins. Il était arrivé l'année précédente et bien que ses amis l'aient tout de suite accepté, Inès avait toujours eu du mal à supporter sa confiance en lui écrasante et son désir d'être toujours au centre de l'attention.
Le deuxième jour, il passa devant elle sans même sembler la reconnaître et s'installa à côté d'Edouard, le beau gosse de la classe. Les choses étaient fixées. Inès s'installa à une place vide, espérant que quelqu'un viendrait s'assoir à côté. Cependant tous semblaient déjà se connaître et personne ne fit attention à elle.
"Je m'en fou, pensa Inès, je n'ai pas besoins d'eux."
Elle passa les deux premières heures de la mâtiné à attendre la récréation pour retrouver Anaïs, Emilie, Vincent et Jules.
Elle accueillit la sonnerie annonçant 10h avec soulagement et se précipita hors de la salle de classe. Une fois dehors elle se rendit cependant compte qu'elle n'avait aucune idée d'où rejoindre ses amis. Elle finit par les dénicher sous le préau après avoir erré pendant dix minutes dans la cours.
"Ah Inès ! l'accueillit Anaïs, ça va ?
- Ouai et toi ?
- Ouai tranquille. On vient d'avoir maths, le prof est un fou, c'était énorme."
La sonnerie les interrompit et le groupe se dirigea en riant sans que personne d'autre qu'Anaïs n'ait remarqué la présence d'Inès. Les larmes aux yeux, elle ramassa son sac et se dirigea seule vers sa prochaine salle de cours.
***
Les deux semaines suivantes, Inès ne réussit à garder la tête hors de l'eau que grâce à son frère et à la danse classique. Chaque matin elle se levait un poids sur le coeur, la boule au ventre. Jamais elle ne s'était sentie aussi seule. Ses amis semblaient se détacher peu à peu d'elle au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de leur classe. La sienne continuait de l'ignorer superbement et Inès se demandait quand est-ce que les gens commenceraient à parler dans son dos. Parce que c'est ce qu'il se passe n'est ce pas ? Quelqu'un de seul est une proie facile. Inès savait que ce n'était qu'une question de temps mais était cependant incapable d'agir pour y remédier. Aller vers les autres lui semblait une tâche impossible, insurmontable.
Elle passait ses cours à attendre que la journée se finisse et qu'elle puisse enfin s'évader dans la danse, exprimer sa rage et sa peine au rythme de notes et du bruit des pointes heurtant le plancher.
Son frère se rendait bien compte que quelque chose n'allait pas mais chaque fois qu'il tentait d'aborder le sujet, Inès éludait ses questions, enchainant sur une plaisanterie.
***
Le jour tant redouté vint la première semaine d'octobre. Inès s'était quelque peu rapprochée d'une fille appelée Mélissa. C'était une jolie brune à la peau mate et aux yeux miel en amande. Melissa était considérée par les garçons comme "la bombe" de la classe et par les filles comme celle à qui il ne fallait pas déplaire. Inès s'était donc sentie flattée lorsque sa nouvelle connaissance lui avait demandé son facebook et l'avait ajoutée. Inès entrevoyait en elle une porte de secours, un escalator dans la hiérarchie sociale, un moyen de se mettre à l'abris des critiques. Ses désillusions furent rapides et cruelles. Un matin Melissa et l'une de ses amies s'assirent derrière Inés en chuchotant et rigolant nerveusement. Melissa tenait à la main une photo qu'elle venait vraisemblablement d'imprimer et ne cessait de la pointer de doigt en gloussant. Inès essayait de ne pas y prêter attention et d'écouter le charabia du prof. Sa concentration fut réduite en miette lorsque une boulette de papier atterrit sur son bureau, provenant de toute évidence de derrière elle. Inès se retourna surprise et rencontra le regard de Melissa qui lui fit signe de la déplier. Inès obéit et ce qu'elle découvrit à l'intérieur la laissa muette :
" J'ai découvert ton petit secret Inès, je sais que tu chies des lapin en chocolat."Inès se retint d'éclater de rire et se retourna à nouveau prête à demander des explications à l'émettrice du message. Elle fut coupée nette dans son élan. Melissa lui tendit triomphalement la photo qu'elle avait à la main : Inès se penchant pour ramasser un lapin en chocolat dans l'herbe.
***
Les semaines suivantes montèrent en crescendo dans l'horreur. Toute la classe était maintenant au courant de la mauvaise blague de Melissa et la photo était devenue un sujet de plaisanterie qui revenait à chaque cours. A présent Inès ne pouvait plus se lever ou prendre la parole sans qu'elle entende des remarques blessantes :
" Inès arrête de bouffer ta merde, y en a assez à la cantine"
" Inès tu aimes les lapin en chocolat ?"
" Inès pourquoi tu lèves la main ? Pour aller au toilette ? Un petit creux ?"Elle avait finit par cesser de se rendre au self ou aux toilettes, lieux où les remarques la poursuivaient jusqu'à ce qu'elle fonde en larme. Au début elle avait eu faim à midi puis elle s'était consolée en se disant que ce serait meilleur pour sa ligne. Pour éviter que ses parents ne découvrent que sa carte de self ne servait pas, elle demandait fréquemment à Anaïs de la passer pour elle, prétendant qu'elle avait trop de travail pour aller manger. En effet sa seule victoire était d'avoir réussit à cacher jusque là les moqueries à ses amis et à sa famille (excepté Grégoire qui somme toute voyait seulement qu'elle allait mal) et pour rien au monde elle n'aurait voulut que ceux-ci sachent. C'était trop humiliant. Cependant elle savait qu'un jour ils viendraient à découvrir et qu'alors, il lui faudrait expliquer.
Etrangement, la première après son frère à remarquer quelque chose fut sa grand mère :
"Et bien ma Inès tu as grandis dis donc ! Et dis moi, tu es sûre que ça va ? Tu es toute blanche et on dirait que tu as perdu du poids.
- Non t'inquiète grand mère tout va bien ! C'est simplement que j'ai pas mal de boulot et que la danse me prend pas mal de temps.
- Fais attention á toi quand même, je ne voudrais pas que ma petite fille tombe malade. Tiens, reprend un peu de poulet."
***
Inès accueillit les vacances de Toussaint avec reconnaissance. Elle n'aurait pu supporter une semaine de plus. Elle allait enfin pouvoir couper les ponts avec l'école, ne serait-ce que dix jours, et pouvoir enfin se concentrer sur la danse et voir Anaïs, Emilie, Vincent et Jules tranquillement. Mathieu à sa surprise et son soulagement avait déserté la bande, préférant traîner avec les "populaires" de la classe. Inès savait cependant qu'il parlait régulièrement avec Jules et Vincent et elle espérait qu'il avait omis de leur raconter le calvaire auquel elle était soumise.
Elle eut l'occasion de le vérifier lors d'une sortie au mc do le deuxième jour des vacances :
"Olala j'ai l'impression qu'on ne s'est pas parlé depuis un bail, avait commencé Emilie.
- J'avoue, comment ça se passe ?
- ça va, ça va, mon emploi du temps est merdique mais sinon les profs sont cools.
- Ouai, Mathieu m'a dit que votre prof principal s'appel Durex, s'était exclamé Vincent.
- Non t'es sérieux ? Comme les préservatifs ? avait halluciné Jules.
- Exactement ! avait confirmé Inès, soulagée que personne ne semble au courant de ses déboires, euh...quelqu'un veut mes frites ? J'en peu plus là...
- Déjà ? D'habitude tu manges pour quatre !
- J'ai mangé pour huit au petit dèj, avait-elle mentit, ça compense !"
[A FINIR]