Lexy McKinon

« On ne rencontre que ceux qu'on a déjà rencontrés. »
- Roland Topor

J'entre dans la pièce, les bras chargés de livres, mon sac rempli à ras bord de manuscrits de Shakespeare. Vive Mr Evraard et ses traductions de deux mille bouquins différents, youpi ! Je m'avance dans la salle commune en cherchant des yeux une place libre. J'aurais pu poser mes affaires dans mon casier avant de venir, mais je ne suis pas assez motivée pour faire le détour jusqu'au bâtiment principal. Ah, ma flemmardise m'emportera un jour ! Pour l'instant, j'ai juste envie de me poser quelque part pour lire la lettre qui est arrivée ce matin et écouter de la musique. Cette lettre m'intrigue particulièrement, elle vient d’Écosse, plus précisément de la maison de repos de mes grands-parents. Je ne pense pas avoir de soucis à me faire, les écossais sont des résistants, on tient nous, on se laisse pas avoir. Mais j'ai un petit pincement au cœur, un petit pressentiment que cette lettre ne m'annonce pas une bonne nouvelle. Je sors de mes pensées et parcourt l'endroit des yeux. Le truc, c'est que c'est tellement bondé qu'il n'y a plus un seul coin de libre. Je tourne la tête à droite et à gauche, me dévisse le cou, monte sur la pointe des pieds, ce qui n'est pas aisé avec tous ces paquets dans les bras, et je manque de m'écrouler au sol. En me rattrapant légèrement -beaucoup- sur mon voisin de gauche, un grand type blond à la mâchoire carré, je parviens à reprendre mon équilibre de justesse, un peu de dignité tout de même ! A force de tergiverser, je finis par apercevoir une chaise vide au fond à gauche, près de la fenêtre. A, une place, ma place, personne ne l'aura ! Je fend la foule, poussant et bousculant les Molières qui m'entourent. J'écrase des pieds et renverse des verres à grand renfort de : « Pardon pardon ! Excusez-moi ! ». Je finis par atteindre le trône, le siège de velours tant attendu mais une jeune blondinette de onze ans semble le convoiter aussi. Je la fixe d'un air de chien près à mordre.

« Bas les pattes ! »

Devant mon air féroce, elle disparait sans demander son reste. Une autre personne assise à la table où est ma chaise à moi. C'est sûrement un nouveau, je ne l'ai jamais vu avant. Ça ne peut pas être un élève d'une autre Maison, sa présence ici est interdite. C'est définitivement un nouveau. Tant mieux, il n'osera pas me refuser la place. Je laisse tomber mes affaires à côté de moi dans un grand fracas, mais le brun a sa musique à fond dans les oreilles, et le bruit ne semble pas l'ébranler. Je lui passe une main devant les yeux, lui fais de grands signes. Il finis par déchausser ses écouteurs et me sourire. Hum... mignon.

« Oui ? »

« J'peux m'asseoir là ? »

Lexy McKinon

« « Toutes les rencontres se font par hasard. » »
- Jean-Louis Bory

« Ouais, si tu veux. »

Je me laisse tomber dans la chaise et pose le reste de mes affaires -celles qui ne sont pas par terre- sur la table. Je commence à farfouiller dans le tas pour trouver mon portable, et me rends compte que je prends toute la table. Je hausse les épaules, et pousse une partie du fouillis au sol. Le beau brun est sympa, il n'a fait aucune remarque. En même temps, c'est un nouveau, il va pas se mettre tous le monde à dos la première journée. J'attrape mon portable, qui étais écrasé sous un classeur et un vieil exemplaire racorni d'Hamlet. Il me regarde en souriant, puis son regard glisse dans toute la pièce, et son sourire s'éteint au fur et à mesure. Oui, c'est la seule place libre ! Même si ça n'était pas la seule, je pense que je me serais quand même assise ici... Il entrouvre les lèvres pour dire quelque chose.

« Mhh... »

Il se ravise. Mhh, comme il dit si bien. Il reprend son livre, et l'ouvre à la page qu'il avait laissé pour me parler. Vexé je dirais. J'pourrais m'excuser ? Je trouverais un moyen dans la conversation, enfin, si je la lance... Pour l'instant, j'ai une lettre à lire. Je glisse une main dans mon sac, et fouille entre les cahiers. La lettre n'est pas là. Je passe tranquillement à la pile de livres par terre, j'examine chaque page. La lettre n'est pas là. Fébrilement, j'explore la montagne d'objets qui sont encore sur la table. La lettre n'est pas là. Paniquée, je fouille mes poches. Rien. Je secoue la manche du garçon, les mains tremblantes.

« S'il te plait ! Tu n'aurais pas vu une lettre ? »

Lexy McKinon

« Ce qui rend les amitiés indissolubles et double leur charme est un sentiment qui manque à l'amour : la certitude. »
- Honoré de Balzac

« T'inquiètes, elle ne doit pas être bien loin. »

Le gars en face de moi semble capter ma panique et commence à chercher autours de lui. Je continue à fouiller frénétiquement dans mes affaires. Non, non, elle n'est pas là ! Et si ça m'annonçait une terrible nouvelle ? Je n'en saurais rien, à cause de ma tête en l'air ! Non non ! Elle doit être quelque part ! Je promet au monde de ne plus jamais laisser traîner mes affaires, mais pitié, juste ma lettre ! Finalement, le brun se relève, tenant la lettre dans ses mains. Visiblement, elle était tombée sous sa chaise pendant que je déposais mes affaires par terre. Je le jure à moi-même, plus jamais je ne laisserai traîner les affaires !

« Quand tu as laissé tomber tes livres elle a dû se glisser entre deux. »

Je pousse un long soupir de soulagement et empigne brusquement la lettre, un peu plus vivement que je ne l'aurais voulu. Il a été très sympa, il a retrouvé ma lettre. Cette belle lettre blanche en papier satiné, pas encore froissée, pas encore ouverte. Un énorme tampon indique en gras que le courrier vient de Dublin. Grandma, Grandpa. Le joli brun qui me fait face fixe un instant la lettre entre mes mains, avant de reprendre son livre, qu'il n'ouvre pas d'ailleurs. Tout le monde à sa part de curiosité, et mon voisin de table n'échappe pas à la règle. Je lui souris

« Merci, merci beaucoup... »

Je le laisse à ses occupations, et attrape le pan de la lettre dans l'intention de le déchirer. Mais soudain, juste avant de l'ouvrir, un doute affreux m'envahi. Je n'ai pas envie de lire cette lettre. Ou plutôt j'ai peur de la lire. Peur de ce qu'elle pourrait contenir, les mauvaises nouvelles potentielles. Je ne veux pas savoir ce qu'il se passe, je veux continuer à croire qu'ils vont bien et que tout iras toujours bien, où que je sois. C'est un mensonge, bien évidemment, mais un mensonge auquel je m'accroche. Je ne veux pas que tout se brise à cause d'une lettre. Et même si c'était ça, comment osent-ils me l'annoncer par lettre ! Ça ne se fait pas ! Je me mords rageusement les lèvres, et laisse perler une larme. Prise d'une soudaine impulsion, je regarde le brun d'un air suppliant.

« Tu veux bien la lire pour moi ? »

Lexy McKinon

« Qui fait confiance au monde sera trahi. »
- Hazrat Ali

« Non désolé... ce n'est pas à moi de le faire, je ne peux pas. »

Le petit nouveau mignon commence à me taper sur les nerfs. Ici, la plupart du temps, il n'y a pas de règles. Bienvenu en internat ! Ici, les connaissances se font rapidement, ou à moitié, et les amitiés se font et se défont au gré des rencontres et des humeurs. Je ne le connaît pas, mais j'ai besoin de réconfort, d'une personne qui puisse m'annoncer la mauvaise nouvelle, voir m'aider après. Il n'a pas l'air de saisir que je suis en panique, que j'ai besoin de m'accrocher. Mes mains tremblent, ainsi que mes lèvres. Il veut faire connaissance, on va faire en avance rapide, je prends une grande inspiration et commence mon discours.

« Je suis Lexy McKinon, maison Molière, ça fait deux mois que je suis là. Je suis anglaise, je viens d'Angleterre, je suis née à Newcastle, mais j'ai habitée à Londres la plupart de la vie. Je suis sympathique, un peu folle, j'ai plein d'amis et un petit ami qui s'appelle Adrian. Mon histoire est longue et glauque, tu veux pas la savoir. Bref, les parents sont morts, et dans cette lettre, je vais peut être apprendre que ma seule famille restante, les grands-parents écossais sont morts. Alors j'ai besoin d'aide, je ne peux pas lire cette lettre seule. »

Voilà, j'ai tout dit, ça te va ? Je lui lance un regard suppliant. Si c'est ça, je ne veux pas l'affronter seule. Adrian n'est pas là, personne n'est là, et je lui fais confiance. Il a un air franc, il inspire la confiance. Je n'aurais pas demandé à Edward, par exemple, de lire cette lettre. Je le crois, lui et ses grands yeux marrons. Je lui tend la lettre d'un air suppliant. I count on you.

Lexy McKinon

« La mort est un roman. »
- Jean-Christophe Grangé

Il me regarde, et je vois toute la peine et la pitié du monde dans ses yeux. S'il te plait. Mon visage ne reflète qu'une expression. S'il te plait. Il finit par empoigner la lettre avec un soupir. Il l'ouvre avec une lenteur, une telle lenteur que il me semble qu'il ne l'ouvrira jamais. Il déchire finalement l'enveloppe, et déplie la lettre. Son regard en caresse l'écriture que je devine à travers le papier blanc presque transparent. Il a encore un sourire quand il lit l'introduction. Son sourire disparait au fil de la lecture. C'est une mauvaise nouvelle. Non, non, non ! Ça ne peut pas être ça ! Ils sont peut-être malades, juste à l'hôpital, ou alors c'est pas ce qu'on attendait, c'est finalement une bonne nouvelle ! Il lève vers moi des yeux tristes, puis reprend sa lecture à voix haute, en parlant très rapidement, comme pour abréger le moment. Et le verdict tombe. 81 et 83 ans. Il fallait s'y attendre. Ils sont morts. Morts dans leurs lits, une nuit, tranquillement, l'un à côté de l'autre, main dans la main. Ils sont partis. Je me mord les lèvres jusqu'au sang, incapable de prononcer un mot. Et les larmes émergent en torrent que je ne peux retenir. Je suis là, raide, toute droite, je ne peux pas bouger. Et les larmes continuent à couler, tel un flot intarissable. Je pleure sans m'en rendre compte, les mains crispées en deux poings blancs. Le brun me regarde discrètement, essayant de ne pas montrer ses sentiments. Je n'en peux plus, je rage, j'ai envie de hurler et tout casser. Le gars qui me fait face se lève et passe son bras autours de mes épaules pour me rapprocher de lui. C'est là que j'éclate. Tous mes muscles se détendent, et les sanglots me secouent. Je me laisse aller contre lui, complètement effondrée. Je ne sais plus quoi faire, je me laisse juste pleurer indéfiniment contre lui, avec l'envie de mourir à cet instant.

« Shhh... Même si on ne se connait... Pas plus que ça, si tu veux te confier sur ça... »

Je ne veux rien, je ne veux pas en parler. Je suis juste liquéfiée par la tristesse. J'ai l'impression de ne plus être. Grandpa, Grandma... vous étiez tout ce qu'il me reste. Et maintenant vous êtes partis, morts. Dans votre vieille maison de retraite, avec vos habitudes, vos amis vieux... et votre petite fille, très loin, en France, qui ne peut plus vous rendre visite parce que vous êtes trop malades. Et tout s'emballe, tous le ballet établi de la famille morte, du fils alcoholique et violeur, mort en prison, de la petite fille artiste parfaite... Je suis seule. Seule et triste. La chose qui me retient à la réalité est le contact du brun de la salle commune. Je n'ai plus envie de rien. Juste de pleurer et m'éteindre en silence.

Lexy McKinon

« La mort baptise aussi. »
- Marguerite Duras

Je ne veux plus, je ne veux plus, je ne veux plus. Laissez-moi tranquille avec vos yeux perçant qui me décomposent et me jugent, me passent au rayon X. Arrêtez de me regarder comme si j'étais la coupable dans cette affaire. C'est pas moi ! C'est pas ma faute ! Je le voulais pas ! Pourquoi je l'aurais voulu ? Ils étaient tout ce qu'il me restait. Pourquoi, pourquoi ? Laissez-moi, je suis pas coupable... Me regardez pas comme ça, j'y suis pour rien... Vous me faites mal avec vos yeux. Ils me transpercent comme des couteaux, me poignardant les omoplates, me lacérant les côtes, me déchiquetant les reins. Vous avez le pouvoir dans vos yeux. Le pouvoir de définir quelqu'un, de l'éliminer ou de le valoriser. Vous avez la vie et la mort. Des fois, j'aimerais avoir vos yeux. Juste pour avoir le pouvoir, juste un peu.
Mes larmes s'arrêtent d'un coup, telles une rivière brusquement asséchée. Je me lève, raide, droite, silencieuse. Féroce. Je dévisage ceux qui me fixent. Vos yeux peuvent aller au diable. Il n'est plus temps de penser, juste de laisser s'écouler le temps pour que la mort passe et que ça devienne moins douloureux. Comme pour Dad. Comme pour Mum. Avec le temps, je finirais par ne garder qu'un petit pincement au cœur. Mais il faut du temps. Et le temps passe plus lentement que jamais quand vous n'êtes pas là. Je suis résignée. Je l'étais il y a 8 ans. Mais je ne suis plus la mouche. Je suis l'araignée, et je viens pour vous faire baisser les yeux. Laissant tout en plan, mes affaires, mes livres, les autres. Je prends mon lecteur par la main et je sors. Leurs regards glissent à présent sur moi, sans plus me heurter. Car je suis l'araignée, qui poignarde de ses huit pattes. Je descends les escaliers rapidement, comme si j'étais pressée. Je m'assois sur la dernière marche. Je ne regarde pas l'annonceur de mauvaises nouvelles.

« Qui es-tu ? »

Lexy McKinon

« When they met, I knew. »
- Never Let Me Go

Son regard se fixe dans le mien, et il fait son discours, comme celui que j'avais fait. Il s'appelle Aden Sloan -je peux enfin mettre un nom sur ce grand brun-, il a 17 ans -facilement reconnaissable-, il est Maison Molière -bah oui, sinon il n'aurait pas été dans notre salle commune !-, il vient de Los Angeles mais il est français, il a une petite sœur, il aurait pu être en Beethoven, il aime les trucs de son âge et il a peur d'en dévoiler trop. Il a oublié qu'il était sympa, et mignon. C'est alors que ça me frappe. Pourquoi n'y ai-je pas pensé plus tôt ? J'ai dans la tête une longue chevelure rousse claire, des yeux verts, des pommettes souriantes... C'est elle et lui. Je réponds à son sourire et sors précipitamment mon portable de ma poche. Messages... new message... Ira...

« RDV ds 10 min sur le banc dans le Jard1. xxx »

Aussitôt envoyé, je prends le bras d'Aden et l'entraîne avec moi sans un mot. Il doit me prendre pour une totale folle, mais c'est pas grave. Il va rencontrer quelqu'un qui l'est beaucoup plus que moi, et il ne va pas le regretter ! Allez mon coco ! Il résiste un peu, mais je suis forte, et je le menace intérieurement de lui attraper l'oreille si il ne se laisse pas faire. New message.

« Ok j'arriv. xxx »

Parfait...

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END.