Salle de cours du 1er étage

James se crispa lorsqu'il vit s'approcher la petite aiguille de 12h. Il s'était proposé volontaire auprès de la directrice pour parler à Nathanaël Von Arlex du terrible sort qui l'attendait en fin d'année. Ayant lui même été bloqué à plusieurs reprises dans le système scolaire, il avait tendance à chercher tous les moyens possibles et inimaginables pour aider les élèves en perdition, ou dans ce cas ci, les accompagner dans leur chute, et leur permettre de trouver une solution.

Il savait que le dessinateur n'avait jamais eu des notes aussi basses, et il trouvait normal de s'en interroger. Doubler une année n'était pas anodin. Il comptait lui demander de rester plus longtemps après leur leçon de math, pour discuter avec lui. Ses yeux passaient donc régulièrement de l'horloge au dessinateur si bien que, n'en pouvant plus, il libéra les élèves 2 minutes avant la fin du cours, chose rare pour l'enseignant. Lorsque Nathanaël passa devant son bureau, il l'interpella :

- Nathanaël ?

Les yeux de Nate naviguaient entre le tableau, sa feuille, et occasionnellement le dos de l’élève en face de lui, une fille aux cheveux blonds relevés en queue de cheval. Elle portait un pull noir et quelques uns de ses cheveux, tombés, étaient restés coincés entre les mailles de son pull. C’était perturbant.
Il sentait un regard se poser régulièrement sur lui. Celui de Monsieur MacBond. En plus d’être son professeur de mathématiques et son professeur principal, il était également un des témoins de la crise de nerfs de Nate, quelques mois plus tôt. Et pour cause, puisque c’était le cours dudit Monsieur MacBond que ledit Nate avait quitté subitement ce fameux jour.
Depuis, Nate avait plus ou moins normalement repris les cours. Vaguement. Cela dépendait des jours. Il avait été terriblement embarrassé lorsqu’il avait dû faire face à MacBond et depuis, il évitait de croiser son regard. De manière générale, il ne croisait plus beaucoup de regards. C’était plus simple.
Sauf qu’aujourd’hui, les yeux de MacBond se posaient bien trop souvent sur le dessinateur. Et Il avait quelque chose en tête, à en juger par son air subtilement perturbé. Mais quoi ?
Nate cligna les yeux, se focalisant autant que possible sur le tableau. Sa concentration avait ses limites.
Enfin, le cours s’acheva. Légèrement trop tôt. Pas normal. Il commençait à s’inquiéter légèrement, même si son visage demeurait inexpressif. Il rangea rapidement ses affaires, fixa son regard sur ses chaussures, commença à se diriger vers la porte au milieu des autres élèves et… se fit interpeller. Merde.
Il s’immobilisa. Déglutit. Jeta un coup d’œil aux quelques élèves encore présents qui lui lancèrent un regard curieux, mais se hâtèrent de détourner les yeux et de partir. Lorsque la salle fut vide, Nathanaël leva des yeux vides vers James MacBond.

James MacBond ne s'exprimait pas facilement. Sauf dans deux cas précis : quand il donnait cours de math, et quand il venait en aide à quelqu'un. Il retrouvait miraculeusement le pouvoir de parler et celui de dire des choses un peu moins stupide que d'habitude. Et aujourd'hui, il se retrouvait dans un cas comme celui là. Seulement la situation était délicate car il s'agissait de l'avenir d'un de ses élèves. Qui plus est, celui de Nathanaël, qui jusqu'à cette année, n'avait jamais eu une seule note en dessous de la moitié. Un bon élève en décrochage donc...

– Je voudrais te parler.

James ne tutoyait jamais personne. Même pas ces élèves. Mais une nouvelle fois, il était dans un cas précis, une situation qui demandait qu'il parvienne à se détacher de ses principes.

– J'ai un peu discuté avec tes autres professeurs et il semblerait que tu ais du mal avec tes cours en ce moment. Beaucoup de mal. Je pense... ou plutôt, nous pensons, que tu risques vraiment fort de ne pas réussir ton année et ça nous inquiète. Tu as toujours été un bon élève, avec ces faiblesses certes, mais un bon élève.

Le professeur fit une pause, tentant de sonder de son regard bleu pâle, celui de Nathanaël, sans bien évidemment parvenir à y déceler quoi que ce soit. Espérant malgré tout y voir une réaction.

Nate toisa son enseignant. Seul le bureau de celui-ci les séparaient. Imperturbable, le dessinateur intégra les paroles de MacBond – qui le tutoyait pour la première fois, chose étrange – sans sourciller. Ce n’était pas une surprise. Il était le mieux placé pour constater qu’au cours des derniers mois, il n’avait jamais rendu une partie de ses devoirs dans les matières artistiques, que les autres étaient médiocres pour la plupart et que, pour ce qui était des matières non-artistiques, il collectionnait les copies blanches ou à moitié faites. En ayant raté la moitié de l’année, il était même surprenant qu’une institution telle que l’académie ne l’ait pas encore viré. Mais d’après les paroles de MacBond, cela ne saurait tarder.
Il répondit en baissant les yeux sur le bureau, puisque dernièrement il lui était difficile d’associer le regard et la parole sans que cela n’altère sa neutralité faciale.

- Vous savez comme moi que ce n’est pas un risque mais un fait avéré, Monsieur. Soyez honnête.

James soupira. Il aurait aimer se faire croire qu'il ne comprenait pas qu'une personne puisse aussi peu se soucier de son avenir. Une année, ce n'était pas rien. Mais il avait fait le même genre d'erreurs, donc il ne pouvait nier savoir que ces choses là arrivaient fréquemment. Fréquemment certes, mais jamais sans raison...

- D'accord. Puisque nous en sommes à la question de l'honnêteté, je voudrais savoir ce qui se passe. J'ai l'impression que tu as décidé d'abandonné l'école du jour au lendemain. Il doit y avoir une raison. Peut être privé, certes. Mais je pense qu'à partir du moment ou elle empiète sur ta vie à l'académie et qu'elle t'empêche d'aller de l'avant, tu devrais en discuter avec quelqu'un. Un professeur ou d'autres personnes qui pourront t'aider.

James eut une grimace malgré lui sur ces derniers mots. Il était obligé de le dire en tant "qu'adulte responsible", mais il n'aimait pas proposer à un élève l'aide du psy de l'école. Lui même avait été très buté à ce sujet, et n'avait jamais voulu mettre les pieds dans le bureau de gens comme ça, persuadé du manque d'efficacité de leur méthode. Mais aussi, persuadé qu'il n'avait rien à y faire. Il préfèrerait milles fois que Nathanaël se décide à s'exprimer. Sauf que dans son cas, c'était vraiment mal partit.

Nate releva les yeux vers MacBond alors que celui-ci parlait. Ce genre de raisonnement l’énervait. Cet individu était un prof. Il était là pour lui apprendre des choses, pas pour lui faire la morale. Il avait déjà ses parents et son meilleur ami sur le dos, alors pourquoi devrait-il impliquer une personne de plus dans sa vie ? Tous ces gens étaient en dehors de ce qui lui arrivait, c’était à lui et lui seul de gérer cela. Ethan, passe encore. C’était son meilleur ami et de surcroît celui qui l’avait aidé à sortir la tête de l’eau. Il le comprenait un peu. Mais tous les autres, tous ces adultes qui n’avaient rien à voir avec lui, qui prétendaient pouvoir le comprendre et l’aider, n’étaient là que pour se conforter dans leur propre existence. Et James MacBond ? Il n’avait même pas l’air convaincu par ses propres paroles, à en juger par sa grimace. Comme s’il faisait cela simplement par obligation professionnelle. Il n’en avait strictement rien à faire. Il faisait semblant, comme tout le monde.

- Rassurez-vous, je n’ai rien « décidé », rétorqua Nate d’un ton froid et sans appel, cette fois-ci en regardant par la fenêtre, pour varier les plaisirs.

Il ajouta comme une évidence que l'on constaterait avec détachement, comme s'il s'agissait d'un évènement extérieur auquel il assisterait en tant que simple spectateur :

- De toute manière, l'année touche à sa fin et je vais me faire virer. C'est trop tard.

James comprit à la seconde où il allait ouvrir la bouche, que Nathanaël allait l'envoyer paitre, mais il ne comprenait pas ou le garcon voulait en venir. Etait ce là son but ? Se faire virer de l'académie ? A moins qu'il ne se soit fait un film. Le mathématicien hésita un instant sur la demarche à suivre, puis il laissa tomber et expliqua au dessinateur :

- Qui parle de te faire virer ? Non, tu vas devoir recommencer ton année. Ce que je trouve dans ton cas, relativemment dommage. Je ne sais pas ce qui t'arrive pour l'instant mais ce n'est pas en jouant les indifférents que les choses vont s'améliorer.

James aurait voulu lui faire comprendre. Que quelque soit son problème, il devait y trouver une solution pour en sortir. S'il voulait vraiment en sortir, ce dont le mathématicien commençait à douter.

Oh. Le redoublement. Il n’y avait pas vraiment pensé. En fait, il ne savait pas que c’était possible après le Bac, d’autant plus à l’académie. Les mots de MacBond le soulagèrent un peu. Il allait pouvoir rester. Pour un peu, il aurait presque souri. Mais il resta impassible.
Tout n’allait pas si mal, finalement.
Nate dévisagea son professeur. Celui-ci essayait de lui faire la morale depuis tout à l’heure, ce qui était relativement agaçant. Il se prenait pour quelqu’un de responsable, alors que le dessinateur savait très bien qu’il n’en menait pas plus large que lui dans sa vie de tous les jours. Nathanaël émit un léger sourire parfaitement contrôlé.

- Si je peux redoubler je ne vois pas où est le problème.

La façon de répondre du garcon mit James mal à l'aise. Il ne parvenait pas à cerner Nathanaël. Il ne comprenait pas cette façon détaché qu'il avait de regarder sa vie comme si ce n'était pas vraiment la sienne. Quelque chose n'allait pas. Sauf qu'il ne savait pas quoi et même dans le cas contraire, il n'aurait rien su y faire. Il haussa les épaules fataliste :

- Si tu le dis. C'est bien que tu le prennes comme ça.

Il n'en pensait pas un mot, mais il ne voyait pas ce qu'il aurait pu dire d'autre. Il ne lui restait plus qu'à le laisser partir. A moins qu'il ne lui explique qu'en tant que doubleur, il aurait des responsabilités différentes l'année prochaine. Comme d'acceuillir les nouveaux, et d'en parainer un pendant un petit mois... C'était une idée de la directrice que James approuvait. Cela permettait à ces élèves de se recentrer sur l'école et d'être plus responsable. Dans le cas de Nathanaël cependant, le mathématicien doutait que ce soit la solution.

Nate toisait le professeur de mathématiques, le visage de marbre. Il voyait bien que celui-ci n’était pas satisfait. Peut-être même était-il vexé de l’attitude de son élève. S’attendait-il réellement à ce que celui-ci se mette à lui raconter tous ses problèmes en détail comme s’ils étaient les meilleurs amis du monde ? C’était mal le connaître, puisque Nate n’aurait raconté tous ses problèmes en détail à personne dans ce bas-monde.
Il hésita un instant, devant le silence qui s’installait. Est-ce qu’il pouvait partir ? Probablement pas, à en juger par l’expression de MacBond. Celui-ci avait la tête de quelqu’un qui n’a pas fini de parler. Alors pourquoi se taisait-il ? Qu’il se lance, c’était le moment ou jamais.
Se trouvant soudain une humeur un peu belliqueuse, Nathanaël prit appui sur la table la plus proche, y posa son sac et croisa les bras. Il était désormais déterminé à ne plus baisser les yeux devant son professeur, du moins pour aujourd’hui. Il lui lança son regard le plus expressif de la journée. Un regard qui suffisait à lui seul pour dire « Vas-y, crache le morceau. »

James resta étonnement placide lorsque Nathanaël se mit à le fixer avec intensité. Comme s'il se détachait de la situation. Etait ce parce qu'il n'en trouvait pas le contrôle ? Un moyen qu'il avait de se protéger des évènements qui lui échappaient malgré qu'il les prenne à coeur. Il était déçu de lui même, de ne pas être parvenu à éveiller quoi que ce soit en son jeune élève. Mais au moins, il avait essayé.

- Tu peux t'en aller...

Le professeur de mathématique hésita une seconde, avant d'ajouter :

- On se verra d'ici la fin de l'année, il y a pas mal de choses que tu vas devoir faire pour rester à l'académie.

Il parlait évidemment des cours de vacances, mais aussi de ce fameux projet de responsabilisation des jeunes. Sans compter qu'il devrait décider d'une date pour faire venir ces parents ou autre personne légalement responsable de lui dans le but de remplir deux ou trois papiers administratifs.

Nate était déçu. Déçu que son prof se défile de la sorte. Déçu qu’il lui dise de partir alors qu’ils n’en avaient clairement pas fini. Déçu de ne pas savoir ce que MacBond avait à dire. Et par-dessus tout, cette manière de conclure leur conversation ressemblait clairement à une sorte de mise à l’épreuve, une façon détournée de lui dire « On accepte de te garder un an de plus, mais pour ça tu vas devoir prouver que tu le mérites ». C’était agaçant. Nate était agacé. Révolté, même. Il avait envie de se mettre en colère contre MacBond, de lui dire ses quatre vérités. De lancer froidement, sans le lâcher des yeux « Vous croyez pouvoir m’aider mais vous vous trompez. La seule chose que vous auriez pu faire pour moi, c’était l’aimer autant qu’il vous a aimé. Comme ça il n’aurait jamais ne serait-ce que posé les yeux sur moi. Et aujourd’hui on n’en serait pas là. »

Mais il se tut. Resta de marbre. Baissa les yeux parce qu’il ne pouvait plus supporter ce doux regard bleu pâle qui ne le comprenait pas. Prit son sac et sortit sans même dire au revoir, parce que sa gorge était trop nouée pour ça.