Centre-ville

Fauve déambulait tranquillement en ville, un jeudi après-midi de liberté et, pour une fois, de soleil. Parfait pour s’aérer l’esprit – non qu’elle n’aimât pas ses chers élèves, mais il était parfois agréable de les oublier quelques heures pour mieux les retrouver par la suite – et surtout, parfait pour faire un peu les boutiques. Fauve avait un goût prononcé pour la mode après tout, ne l’oublions pas.

Soudain, alors qu’elle sortait d’un magasin avec en sa possession une nouvelle paire de sandales soigneusement emballées dans leur sac, elle vit à quelques mètres de là ce type un peu gauche à la mèche blanche, reconnaissable entre mille :

- James MacBond !

C’était une bonne journée.

James MacBond descendait une allée composée de boutiques diverses, les mains dans les poches, l'esprit un peu ailleurs. Il profitait de son après midi libre -pour une fois qu'il n'avait pas rattrapage- pour "faire les magasins". Non pas qu'il y trouve un intérêt particulier, mais c'était une chose à faire de temps à autre.

James appartenait à la catégorie des personnes à la garde robe parfaitement uniforme et bien rangée. Il achetait toujours dans le même magasin et renouvelait ces vêtements une fois par ans dans un soucis d'hygiène et pour éviter l'usure. L'année précédente, son armoire habituellement entièrement composée de vêtements sombres et en parfait accord avec ces origines british, c'était vue garnie de chemises hawaïennes et de Bermuda d'assez mauvais goût.

- James MacBond !

Il continua à marcher encore quelques secondes avant de se rendre compte que c'était lui qu'on appelait et de chercher du regard celle qui avait prononcée son nom d'un ton si enjoué. Il mit bien moins de temps à reconnaitre le petit sourire ironique que lui lançait déjà Fauve d'entrée de jeu. Pourquoi tombait il sur elle dans un moment si importun ?

- Mlle Evernight, vous, ici ?

Ah, ce James était fascinant. Toujours poli, Fauve avait déjà remarqué qu’il avait quelques soucis pour savoir comment s’adresser à quelqu’un. Même s’ils s’étaient déjà parlé à plusieurs reprises, voilà qu’il se remettait à la vouvoyer ! Mais elle ne s’en formalisa pas et lui adressa un large et amical sourire.

- Ce serait plutôt à moi de m'étonner de ta présence... commenta-t-elle.

Il est vrai qu'elle ne s'attendait pas à le voir ici. Elle n'aurait pas imaginé voir cet asocial dans une rue marchande comme celle-ci ! Mais après tout, il était légitime qu'il sorte de l'académie de temps à autres, et puis il n'y avait pas grand monde, un jour de semaine comme celui-ci.

- Je fais les boutiques, c’est une journée idéale pour cela tu ne trouves pas ? Et toi, que fais-tu ?

Certes, Fauve était prof de français, mais ça ne semblait pas avoir émousser sa logique. Voir James trainer dans les ruelles marchandes était loin d'être normal. La voir elle ici était certainement bien plus habituel. Le mathématicien aurait pu poser sa question autrement, il ne s'agissait là que d'un moyen de montrer sa surprise, mais aussi de se donner le temps de réagir. Qu'allait il lui dire lorsqu'elle voudrait en savoir plus sur la raison de sa présence ici ? Car il était évident qu'elle lui poserait la question. Fauve était d'un naturel curieux et ne manquait jamais une occasion d'entamer la conversation.

- Je fais les boutiques, c’est une journée idéale pour cela tu ne trouves pas ? Et toi, que fais-tu ?

Non seulement il ne savait toujours pas quoi lui dire mais, encore une fois, il avait oublié de tutoyer sa collègue. Lorsqu'il avait cessé de la vouvoyer pendant les vacances, il ne se serait jamais imaginé que ce serait aussi dur de perdre cette mauvaise habitude. Il regarda le sol, un peu embarassé :

- A peu près la même chose.

Oh, de l’embarras. Et une réponse vague. Le cocktail parfait pour intriguer Fauve, qui ne pouvait que s’imaginer que son collègue faisait des cachoteries ! Amusée, elle ne chercha pas à dissimuler sa curiosité et répéta :

- « A peu près »… ?

Elle se rapprocha légèrement.

- Tu attises ma curiosité, MacBond. Marchons ensemble.

D’office, elle lui prit le bras. Elle savait bien qu’il était plus à l'aise avec les maths qu'avec l'expression orale, qu'il était généralement intimidé par elle, et qu’il n’avait probablement rien d’extraordinaire à cacher, que c’était simplement sa façon de dire les choses qui était un peu bizarre. Mais elle n’y pouvait rien, c’était une joueuse née et James MacBond avait le don de l’amuser.

Oups... Lorsque Fauve attrapa son bras, James comprit qu'une fois de plus, il se trouvait embarquer dans une histoire dont il ne maitrisait ni le début, ni la fin. Il commençait à se résigner, c'était typiquement le genre de chose qui arrivait quand on amusait Fauve. Et il semblait que le professeur de math fasse partie de ces gens là -sans jamais qu'il ne soit parvenu à comprendre pourquoi bien évidemment.

Il laissa échapper un léger sourire. Il avait beau trouver un peu angoissant de se trouver entre les griffes de Fauve, il l'aimait bien. Elle était gentille avec lui, même si elle était un peu indiscrète, et l'atmosphère ne s'alourdissait jamais en sa présence. Il ne savait pas comment elle faisait.

La question de Fauve le ramena à la réalité, et il quitta du regard le trottoir, pour trouver les yeux bleus de sa collègue. Il sentait monter en lui quelque chose qui ressemblait fort à de la panique et vira au rouge. Allait elle trouver ridicule le fait qu'il aille s'acheter des vêtements ? Faire une de ses blagues piquantes et à la fois ironique ? C'était là le majeur soucis de James. Il savait à quel point chaque phrase avait un sens et un impact sur les évènements futurs. Aussi, répondre à une question n'était pour lui pas loin du suplice. Il tenta une approche, dans l'espoir que ce fut celle qui le sauverait :

- Des vêtements ?


Et voilà, il paressait presque se questionner sur la raison de sa venue ici alors qu'il savait pertinemment pourquoi il se trouvait là. Ridicule. Mais Fauve avait l'habitude, avec un peu de chance, elle comprendrait.

De l’embarras, soudain. Du rouge jusqu’aux oreilles, le regard paniqué. Que t’arrives-t-il, James MacBond ? Fauve retenait presque son souffle, à mesure que la gêne de son collègue s’intensifiait, comme la preuve irréfutable d’un inavouable secret …

- Des vêtements ?

…
Fauve éclata de rire. Elle se sentait… Joliment dupée. Elle s’était imaginée tout un tas de choses alors qu’il n’était là que pour le truc le plus banal que l’on puisse faire dans une rue marchande…

- Tu es... exceptionnel, James ! déclara-t-elle dès qu’elle eut repris son souffle.

La déclaration de son amie surpris un peu le professeur de math. Exceptionnel ? Parce qu'il allait acheté des vêtements ? Il ne comprenait pas toujours ce que sa collègue voulait dire. Mais il devait avouer qu'il se sentait fier d'être ainsi complimenté même s'il semblait que ce fut ironique étant donné qu'un instant plutôt, la jeune enseignante rigolait à gorge déployée.

- Je crois que tout le monde va s'acheter des vêtements tu sais, ça n'a rien... d'exceptionnel.

Il retourna à la contemplation du trottoir, trop gêné d'avoir fixé son regard si longtemps sur elle et dans le but d'éviter de tomber et se prendre une gamelle.

Fauve sourit à la remarque de James. Elle hésita à lui expliquer, mais songea finalement que ce n’était pas nécessaire. Il avait détourné les yeux, pour le plus grand regret de la professeure de littérature, qui trouvait tellement de confort et d'apaisement dans ces prunelles, pour une raison qu'elle ignorait. Elle finit par lâcher le bras de son collègue, ne sachant pas trop s’il était gêné par son côté un peu trop tactile – bien qu’il n’en eut jusque-là rien montré.

- Tu comptes racheter une chemise à fleurs en souvenir de Melbourne ? railla-t-elle.

Oui, bon, elle savait qu'il avait du mal avec l'ironie. Mais elle ne pouvait pas s'en empêcher...

Lorsqu'elle le lâcha, James s'arrêta de marcher surpris. Surpris de se sentir plus perdu que lorsque Fauve tenait son bras. Surpris de ne pas avoir remarqué avant à quel point, au fur et à mesure du temps, les deux enseignants avaient laissés tomber ce que le professeur de math appelait communément la distance de sécurité. Sans qu'il ne se sente angoissé, sans que le contact l'empêche de réfléchir. Maintenant qu'il s'en rendait compte, un léger sentiment de panique montait en lui. Ce n'était pas normal. Il se força à étouffer son étonnement, et dans le même temps à répondre à la jeune femme :

- Pas vraiment. Heu... Fauve ?

Il s'arrêta, incapable de continuer sa phrase, les yeux au sol.

Fauve mit quelques secondes à réaliser que James s’était stoppé net lorsqu’elle avait lâché son bras. Juste le temps pour elle de faire quelques pas de plus. Elle se retourna, légèrement surprise. Que lui arrivait-il ? Etait-ce sa petite blague sur ses goûts vestimentaires qui ne lui avait pas plu ? Non, ça n’avait pas l’air d’être ça. Il avait les yeux rivés au sol. La manière peu assurée dont il prononça le prénom de la jeune femme étonna celle-ci. Elle fronça les sourcils. Passa naturellement à la langue maternelle de son collègue, songeant que ça l’encouragerait peut-être. Lui adressa un sourire doux.

- What is it, James?

Lorsqu'elle lui demanda ce qui se passait, il cru comprendre. Un sourire naquit sur son visage et il replongea ses yeux dans ceux de sa collègue. Ainsi donc, les deux collègues étaient amis. Ca ne pouvait être que ça, sinon tout cela n'aurait pas eu de sens. Cette découverte rassura James, il n'était pas devenu un dépravé qui se laissait toucher par n'importe qui. Il se remit en marche, arriva à la hauteur de Fauve :

- Tu ne comptes quand même pas faire les magasins avec moi ?

Le sourire du professeur de math s'élargit davantage, tandis qu'il posait cette question qui n'en était pas vraiment une, étant donné qu'il se doutait de la réponse. Etait ce donc cela l'ironie ? Peut être pas encore mais il était sûr de s'en approcher.

Lorsque James releva la tête, son regard semblait inexplicablement apaisé. Fauve n’était pas très certaine de bien comprendre ce qui se passait dans la tête de son collègue. Avait-il eu un doute durant un instant ? Oui mais sur quoi ? Peut-être que ça n’avait pas de rapport avec la situation. Quoique non, il n’aurait pas dit son nom comme ça sinon. Quel étrange personnage…

- Tu ne comptes quand même pas faire les magasins avec moi ?

Elle le dévisagea. Les rôles étaient inversés ; pour une fois, c’était elle qui n’était pas certaine de bien comprendre le ton qu’il utilisait. De sa part, il n’eut pas été surprenant qu’il n’ait sincèrement pas envie de faire ses achats en la compagnie d’une collègue. Mais son sourire, amical et sincère, avait l’air de vouloir dire qu’il acceptait sa présence à ses côtés. Voire même qu’il l’aimait bien, c’était dire. Elle lui rendit son sourire, ave une once de malice en plus.

- Me refuser ce plaisir serait cruel de ta part, cher ami.

Elle en avait donc bien l'intention. Peut être James était il content de s'être fait une amie, mais il ne restait pas pour autant enthousiaste à l'idée de faire les magasins avec la dites amie. Aussi, il grimaca lorsque Fauve répondit à sa fausse question. En même temps, il s'en doutait. Il glissa une main dans la poche de son pantalon et fit mine de protester, dans l'espoir vain de faire renoncer sa collègue :

- Pauvre de moi... Je ne survivrai pas à pareil suplice.

Le professeur de math venait là d'étaler tout ce que la langue française lui avait appris en quelques années de séjour. Il pouvait être plutôt fier de sa phrase, et espérait presque que Fauve le remarque. Presque, parce que si elle le remarquait, elle n'hésiterait pas à user de sa terrible arme qu'était l'ironie.

Fauve s’esclaffa à la remarque de James.

- Ah, c’est bon de se sentir aimée !

Mais derrière son sourire apparut, lentement, sournoisement, un léger malaise qu’elle n’avait pas prévu. Le problème, c’était qu’elle venait de se rendre compte qu’elle s’était littéralement incrustée dans la vie de James. Comme elle s’incrustait dans la vie de tout le monde, de manière générale. Oui mais avec lui c’était plus prononcé encore. Elle l’avait toujours pourchassé avec un malin plaisir lorsqu’elle voyait bien qu’il la fuyait. Et aujourd’hui encore, alors qu’il était tranquillement en train de profiter de son après-midi de liberté, Fauve s’était imposée à lui sans lui demander son avis. Et comme cet homme, en dépit de ses difficultés avec le monde social, était doté d’incroyables qualités humaines, il allait probablement la laisser faire ce qu’elle voulait pour ne pas la froisser. Et ce n’était pas bien. Elle n’avait pas le droit de lui faire ça.
Elle laissa échapper un bref soupir et lui tapota l’épaule avec un sourire amical.

- T’en fais pas va, j’ai des trucs à faire je vais y aller…

James fut si surprise par la réponse de Fauve que pendant une seconde, il se vit la laisser partir. Comme ça. Sans même chercher à comprendre. Etait ce lui qui l'avait mit mal à l'aise à cause de sa tirade ? L'avait elle prise au sérieux ? Mince. Une fois encore, il avait usé de l'humour de la mauvaise manière et elle n'avait pas compris. A moins qu'il ne s'agisse de quelque chose de plus profond. Parce qu'il semblait invraisemblable que Fauve ne saisisse pas ce genre de chose.

- Et qu'as tu donc de plus important à faire que de parler avec l'aussi charmante compagnie que je suis ?

Là, c'était à nouveau ironique, il espérait qu'elle comprendrait qu'il ne manquait pas de la plus élémentaire des modesties.

Il la retenait ? Tiens donc. Il n’était donc vraiment pas sérieux lorsqu’il l’avait plus ou moins enjointe à partir. Il avait visiblement commencé à apprendre à se servir de l’ironie, technique bien périlleuse de la complexe mais formidable langue française… Ce fut comme si un poids disparaissait des épaules de Fauve. Elle prit soin d’effacer toute trace de son précédent malaise de son visage, et répondit à James par un haussement de sourcils savamment malicieux. Puis elle reprit un air plus doux.

- Tu es étrange, dit-elle d’un air pensif, presque pour elle-même.

Pas dans le sens auquel il était probablement habitué. Ca il le savait probablement déjà, qu’il était bizarre parce qu’il ne s’adressait pas toujours aux gens de la bonne manière, ou parce qu’il était capable d’accumuler un nombre hallucinant de gaffes en un rien de temps. Non, Fauve ne pensait pas à ça. Elle songeait plutôt que le professeurs de maths était bizarre de vouloir rester avec elle alors que d’autres en auraient déjà eu assez.

James était un incapable. Sauf dans un cas. Il savait quand il était temps pour lui de dire les choses telles qu'elles étaient. Il ressentait là le besoin d'exprimer ce qu'il pensait, même si c'était confus ou qu'il n'était pas un as de la declaration. Il prit donc son courage à deux mains et se lança, sans doute dans la tirade la plus longue qu'il n'ait faites depuis qu'il avait quitté l'Angleterre :

- Je suis souvent incapable de mener une conversation correcte avec les autres, je suis d'une maladresse affligeante, j'ai une drôle de façon de me comporter. Oui, je suis un cas. Mais pas un idiot. Même si pour le coup j'ai mit du temps à comprendre, Fauve, il y a une chose qui ne m'a pas échappé. Tu fais partie de ces personnes qui ont la patience de me supporter même quand je ne sais pas alignés 3 mots. Celles qui évitent les sujets sensibles tout en ayant quelque chose de réconfortant. Et celles qui me mettent en face de mes faiblesses et m'aident à progresser. A vrai dire, je ne connais qu'une seule autre personne qui ait cette capacité à me supporter. Alors...

Il profita de ses deux seconde de reflexion pour respirer, histoire de ne pas mourir asphyxié. Sa tirade le laissa un peu étourdi et il ne vit qu'un moyen de se tirer de ce pétrin sans que ça ne tourne au cauchemar c'est à dire à l'accolade ou autre manière de montrer son amitié :

- Alors... si tu comptais rejoindre un dealer, je comprendrais. Je pourrais même t'aider.

Fauve fut totalement prise au dépourvu lorsque James ouvrit la bouche. Un flot surprenant de mots commença à s’en déverser, venant tout droit de son cœur, avec un naturel déroutant. La jeune femme resta un instant pétrifiée. Que faire ? Comment réagir face à cette déclaration à laquelle elle ne s’attendait pas le moins du monde ?

- Alors…

Elle faillit lui couper la parole, par peur de ce qu’il pourrait dire par la suite. Mais elle se retint, le visage figé par ce sourire détaché qui ne la quittait presque jamais.

- Alors... si tu comptais rejoindre un dealer, je comprendrais. Je pourrais même t'aider.

Désarçonnée. Elle fronça les sourcils, incrédule. Il y eut un battement de deux secondes longues, très, très longues, durant lesquelles un silence terriblement lourd s’installa entre les deux jeunes gens.
Et soudain, Fauve éclata de rire. Un rire sincère, porté par le soulagement et l’amitié inconditionnelle qu’elle vouait à James MacBond. Un rire qui lui tira même quelques larmes tant il était intense.

- Oh James, fit-elle lorsqu’elle eut repris son souffle, J’ai envie de te serrer dans mes bras !

Bon, Fauve avait bien compris que James n’avait pas très envie qu’elle le touche. Et de toute manière, ce n’était pas forcément une bonne idée dans la rue comme cela, au vu et au su de tous : Lorient étant une petite ville et un élève de l’académie n’étant jamais bien loin, il valait mieux ne pas donner une occasion de plus aux gens de colporter des ragots s’ils découvraient une proximité, aussi platonique fut-elle, entre deux professeurs. Fauve donna une petite tape sur l’épaule à James pour l’emmerder un peu – et parce qu’elle était assez amusée de voir qu’il n’avait pas eu l’air de très bien comprendre son accès d’hilarité. Elle lui sourit.

- On y va ? Je te suis !

Elle n'avait pas changé d'avis : elle comptait bel et bien faire les boutiques avec lui, finalement.