Nate était plongé dans les méandres de son propre regard. Il est intéressant de se sonder soi-même. C’est un exercice difficile, mais intéressant. Que voyait-il ? Pouvait-on discerner une émotion quelque part au cœur de ces pupilles noires et profondes ? Pouvait-on contempler quelque chose de particulier sur ces iris d’un vert intense et acidulé ?
Non. Il n’y avait rien. La plupart des gens ne sont pas capable et n’essayent même pas de fermer cette fenêtre sur l’âme qu’est le regard. Nathanaël Von Arlex faisait partie de ceux capables de le faire. Son regard était parfaitement imperméable. Son visage, impeccablement inexpressif. Un robot. Une poupée de cire. Une statue de marbre.

Le jeune dessinateur se détourna de son reflet dans le miroir de la salle de bain et la traversa d’un pas lent. Son partenaire d’art plastique n’était pas encore là, peut-être que le dernier professeur de sa journée avait retenu la classe un peu plus longtemps que prévu. Il n’était que 16h03, en même temps. Il avait étrangement hâte de revoir Antarès, en fait. C’était une personne très intéressante.
Cette fois-ci, Nate était un peu moins démuni. Il avait réfléchi à ce qui s’était passé lors de leur rencontre, en avait tiré quelques conclusions et était déterminé à apprendre des choses. Il avait apporté son carnet à croquis et son crayon fétiche ainsi que, au cas où, un briquet et une cigarette gentiment prêtés par Ethan.
On ne sait jamais, des fois qu’il perde le contrôle sur la situation.
Nate s’approcha du jacuzzi et s’assit sur le rebord de marbre blanc. Il avait été un peu surpris en arrivant à l’académie de voir cette sublime salle de bain, et la présence d’un jacuzzi lui avait semblée déplacée dans ce contexte. C’était en fait une idée brillante, et le jeune homme comprenait pourquoi son professeur d’art avait choisi ce lieu comme lieu de rencontre pour le binôme qu’il formait avec Antarès. C’était un endroit tout à fait intéressant.
Il trempa le doigt dans l’eau, qui était froide – normal, à cette heure-ci –, puis il se mit à caresser pensivement la surface aqueuse, provoquant de très légères vaguelettes dans le calme de l’eau. Nathanaël repensa à l’illumination qu’il avait eue lorsqu’Antarès l’avait embrassé : à ce moment-là, il avait soudain réalisé qu’il devait intégrer le sens du toucher dans son œuvre, que son crayon devait retranscrire cela. D’ordinaire, ses œuvres n’exprimaient que le physique et le mental ; et comme il n’était pas du tout tactile de nature, intégrer le sens du toucher à son travail était un challenge inédit.
Nate aimait bien les challenges.

- On est quittes, répondit Nathanaël d’un ton neutre à l’excuse d’Antarès.

Après tout, lui-même était arrivé en retard la fois précédente. Pourtant le rouquin était quelqu’un de très précis, très appliqué, ordonné. Pas le genre à arriver en retard, même de très peu, et à en juger par sa mine creusée de fatigue, il était assez épuisé. Il aurait dû être en forme, c’était à peine le début de la semaine, mais au lieu de ça il semblait complètement anéanti. Insomniaque.
Nate dévisagea ainsi son partenaire, machinalement. Il ne fallut pas plus de quinze secondes à son cerveau pour faire cette analyse de la situation.
La fatigue qui se lisait sur le visage d’Antarès ainsi que le fait qu’il s’était cette fois-ci attaché les cheveux lui donnait un tout autre aspect. Il semblait un peu plus vieux, plus mature. On aurait presque pu s’attendre à voir une barbe de trois jours sur ses joues, mais il était complètement imberbe.

- On peut se voir un autre jour, si tu préfères aller te coucher, déclara Nate de son habituel ton calme et posé.

En effet, Antarès semblait vraiment à bout, et malgré l’absence d’émotion dans son regard – car lui aussi faisait partie de ces gens capables de fermer la fenêtre sur l’âme qu’étaient leurs yeux – tout chez lui indiquait qu’il avait passé une mauvaise journée. Peut-être qu’il n’était pas vraiment en mesure de travailler avec Nathanaël.

Nate observa son partenaire lutter contre la fatigue, sans détourner les yeux une seconde d’Antarès qui mourait d’envie de dormir. Ce dernier déclina la proposition de Nate en tentant un sourire complètement inexpressif. Décidément, pour en arriver à être aussi inefficace, il devait vraiment être à bout. Mais Nathanaël réalisa soudain que si son binôme n’était pas en état de feindre des émotions, il ne devait pas non plus être en état de les cacher ; il pouvait donc en tirer profit.
Antarès tenta de se secouer un peu en s’aspergeant le visage d’eau froide, bien que l’efficacité de cette méthode fût assez limitée sur le moyen terme. Il vint ensuite s’adosser au mur et interrogea le blond :

- Et sinon, tu sais à peu près ce que tu vas rendre ?

Nate haussa les épaules. Ce n’était pas le plus important, il le déciderait peut-être quelques jours avant la date buttoir. Ça dépendrait d’Antarès, en fait. Il fallait que l’œuvre soit une sorte de synthèse du personnage, Nathanaël ne pouvait donc par conséquent pas décider aussi tôt de l’aspect du rendu final.
Nate aurait volontiers lancé une réplique chargée d’ironie à son partenaire s’il avait été plus bavard que ça, du genre « Je ne sais pas ce que tu fais la nuit en général, mais tu devrais essayer un truc plutôt pas mal : dormir. Tu verras, c’est génial. » pourtant il demanda simplement, ne donnant au passage aucune autre réponse que le haussement d’épaules précédent à la question de son partenaire :

- Y a-t-il une raison particulière à tes insomnies nocturnes ?

Ses yeux plongèrent dans ceux d’Antarès, intensément observateurs : un regard qui ne laissait rien passer, qui analysait la moindre micro-information. Une sonde implacable et impitoyable. Ce même regard qu’il s’était auto adressé avant l’arrivée de son partenaire et dont il connaissait l’efficacité. Le regard de Nathanaël Von Arlex, quoi.

Ainsi donc, Antarès ne connaissait pas la raison de ses insomnies, ou bien il ne voulait pas en parler avec Nathanaël – ce qui pouvait se comprendre. Cependant, la première option était la bonne, puisque visiblement le rouquin n’était pas en état de mentir ou d’éluder une question.
Nate était rarement sujet aux insomnies, et les rares fois où c’était le cas, il avait une bonne raison. S’il n’arrivait pas à dormir, il se relevait et se mettait à dessiner, cela finissait par l’apaiser, ou bien dans le pire des cas cela avait au moins le mérite de lui occuper l’esprit. Dessiner était sa meilleure façon d’extérioriser, et une fois qu’il s’était assez extériorisé, il arrivait à dormir – d’autant plus qu’il était alors bien trop épuisé pour tenir éveillé plus longtemps.
Nate se demanda ce qu’Antarès faisait lorsqu’il n’arrivait pas à dormir, et une idée germa soudain dans son esprit. Il proposa aussitôt, sans se défaire de son éternel ton calme et posé :

- On pourrait se voir ici la nuit, si tu ne dors pas. Tu n’auras qu’à m’appeler sur mon portable si tu veux.

Nate sortit son téléphone de sa poche, afin de noter le numéro de son partenaire si celui-ci acceptait sa proposition. Ca ne dérangeait pas Nathanaël de devoir se lever en pleine nuit pour voir son binôme, au contraire, ce serait une bonne occasion de voir quelque chose d’intéressant. Les conditions de la rencontre seraient complètement différentes, cela permettrait très probablement au blond de découvrir des nouvelles facettes d’Antarès, ce qui n’était pas négligeable.

Nate nota le numéro que lui dictait Antarès, notant la légère hésitation de son partenaire. Antarès n’était pas très branché sur la technologie ? Cela n’étonna pas le moins du monde Nathanaël, d’ailleurs la simple idée de voir le rouquin avec un portable dans la main lui semblait étrange. Son binôme avait quelque chose d’assez… hors du temps, à vrai dire.
Nate lui-même n’était d’ailleurs pas spécialement intéressé par la technologie, ne côtoyait les ordinateurs que lorsqu’il n’avait pas d’autre choix – comme pour un travail scolaire par exemple – et utilisait un portable uniquement parce que c’était pratique. Pas du tout le genre d’ado accroché à son mobile, même s’il n’était pas du tout opposé au progrès technique.
Bref. Bon, il avait le numéro d’Antarès, maintenant. Il lui envoya un message afin que son partenaire ait lui aussi son numéro, puis releva les yeux vers le rouquin tout en rangeant son cellulaire.
Antarès s’était mis à marcher autour du banc, probablement pour se secouer un peu. Il interrogea soudain Nate – qui le regardait faire son petit manège depuis tout à l’heure – sans interrompre son déplacement continu.
Une position fétiche ? La question tira un très léger sourire à Nate. Il n’avait jamais fait le modèle, comment pouvait-il avoir une position fétiche ? La seule chose qu’il avait de fétiche, c’était son crayon à papier. Il réfléchit néanmoins aux positions qu’il prenait en temps normal lorsqu’il restait statique. Il aimait bien se recroqueviller sur lui-même, parfois, un peu comme ce vendredi dernier dans le jacuzzi. Mais il pouvait tout aussi bien détendre ses membres lorsqu’il était allongé, surtout s’il était au soleil – bien que n’étant pas du genre à se laisser griller pendant des heures, Nate appréciait énormément la chaleur de l’étoile sur sa peau. Non, il n’avait pas vraiment de position de prédilection, à part ça. Ce n’était pas une chose à laquelle il avait déjà réfléchit auparavant à vrai dire.

- Non.

Laconique, c’était le cas de le dire. Il n’étoffa pas sa réponse parce qu’il n’y avait tout simplement rien à étoffer. Du Nathanaël Von Arlex dans toute sa splendeur.

Soudain, Antarès cessa de tourner autour du banc, comme saisi d’un élan d’inspiration qui inquiéta légèrement Nate. Il s’approcha de lui, assez lentement, ce qui s’avéra encore plus inquiétant. L’assemblée Nationale commença à s’agiter dans la tête du blond, d’ailleurs, la méfiance et l’instinct de préservation partageant tous deux le point de vue que tout ceci ne présageait rien de bon, et la raison intervint en affirmant que ce n’étaient que des spéculations infondées. Le sens de l’art précisa que de toute manière, si Antarès avait quelque chose derrière la tête, c’était probablement dans un but purement artistique.
Nathanaël n’esquissa pas le moindre geste lorsqu’Antarès pénétra dans son précieux espace vital, bien que son instinct de préservation lui hurla de brandir fièrement la cigarette qu’il gardait précieusement dans sa poche afin de sauver sa vie – paradoxal, une cigarette qui sauve des vies. Non, il resta immobile, curieux de voir ce que son partenaire de travail avait en tête, car ce devait forcément avoir un rapport avec l’art.
Il ne protesta pas non plus lorsque le rouquin le prit par les bras tel un pantin pour le plaquer contre le mur le plus proche, se contentant de demeurer impassible comme il savait si bien le faire. Le contact physique en lui-même l’avait fait très légèrement tressaillir et il était convaincu qu’il ne s’y ferait jamais – surtout à cause de son fort instinct de préservation qui protestait avec véhémence, malgré la raison et le sens de l’art qui essayaient de le raisonner. Nate était réellement déchiré entre l’envie d’en savoir plus sur les idées de son partenaire – et de coopérer, parce qu’il était là pour ça – et le besoin d’espace. Le problème était en fait qu’Antarès n’était pas assez proche de lui pour être intégré dans la bulle de survie de Nathanaël, contrairement à la dernière fois – où le blond avait fini par s’habituer à la présence de son binôme contre lui. Par conséquent, Nate ne pouvait pas considérer son interlocuteur autrement que comme une menace.
Il avait donc deux possibilités : soit il combattait la menace en menaçant cette dernière à son tour, soit il la transformait en une non-menace. Il chassa machinalement la deuxième possibilité de son esprit, parce que l’idée de laisser Antarès entrer complètement dans sa bulle était légèrement trop extrême pour lui. Il laissa donc son regard se défaire très, très légèrement de ton impassibilité pour laisser apparaitre une lueur signifiant quelque chose comme « méfie-toi bien de ce que tu fais ». Juste ça. La cigarette, il la réservait à un cas plus grave. Là, il informait juste son binôme de la possibilité de représailles selon ce qu’il faisait de lui. En d’autres termes, il acceptait d’être un peu manipulé pour des besoins artistiques, mais il avait des limites et celles-ci étaient assez strictes.

Antarès sembla surpris de la légère réaction de Nate, et s’excusa aussitôt avant de le libérer pour aller s’asseoir loin de lui, sur le banc. Ce fut alors au tour de Nathanaël d’être surpris : il ne s’attendait pas à ce que son binôme renonce aussi facilement. Nate était du genre à persévérer, il avait cru que c’était aussi le cas d’Antarès. Il avait mal compris. Ou alors, c’était le rouquin qui ne l’avait pas compris. Ou bien les deux. Dans tous les cas, ils avaient là un sérieux problème de compréhension.
Antarès défit le nœud de ses cheveux et appuya sa tête sur son poing en prenant soin de ne pas poser les yeux sur son partenaire, sous le regard légèrement perplexe de celui-ci. Il aurait voulu lui dire quelque chose, mais il ne savait pas quoi exactement. « Ne t’excuse pas, c’est moi qui suis pénible, n’hésite pas à me forcer la main » ? Non, parce que c’était ridicule, et parce que c’était plus compliqué que ça. Nate se laissa glisser le long du mur de manière à se retrouver assis sur le sol, les jambes repliées contre son buste. Lorsqu’il avait lancé ce subtil regard à Antarès, il ne s’était pas douté une seule seconde que cela jetterait un froid pareil.

- Dis-moi comment je dois m'y prendre.

Nathanaël releva les yeux – qui s’étaient posés sur le sol sans qu’il s’en rende compte – sur son binôme. Comment il devait s’y prendre ? Il n’en savait rien. Nate n’arrivait plus à se comprendre lui-même, là tout de suite. Il perdait pied dans sa propre autoanalyse, doutait de lui-même, et c’était extrêmement perturbant. Une part de lui voulait qu’Antarès reste loin de lui, et d’un autre côté il aurait aimé que son partenaire insiste, pour voir ses propres limites. Mais quelles étaient-elles ? Il ne savait pas jusqu’où il serait capable d’aller par curiosité artistique, et sans doute par curiosité personnelle aussi.

- Je…

Il perdait ses mots. C’était rare, chez lui. Soit il se taisait, soit il parlait, mais il ne perdait jamais ses mots. Eh merde, mais qu’est-ce qu’il avait ? Il se passa une main dans les cheveux et soupira, excédé. Il perdait patience avec lui-même.

- Je sais pas. Ça dépend de ce que tu as en tête.

Il se releva et traversa la salle d’un pas moyen, juste pour bouger un peu. Il fallait qu’il se détende. Il retraversa la pièce dans l’autre sens, comptant chacun de ses pas, et lorsqu’il revint s’adosser au mur, son visage avait retrouvé son expression de légendaire impassibilité.

Antarès secoua la tête et s’allongea sur le côté. Nate sentit qu’une certaine tension s’était installée et il s’en voulait. C’était compliqué, trop compliqué.
Changer de sujet ? Une bonne idée. Mais pour parler de quoi ? Antarès semblait sur les nerfs, et Nathanaël aurait été incapable de déterminer si c’était à cause de lui, de la fatigue, d’autre chose, ou bien même de plusieurs choses en même temps.

- Désolé si je t’ai vexé.

Le blond avait déclaré ceci sans savoir s’il faisait fausse route ou pas, et ça, pour le coup, ce n’était absolument pas son genre. En principe, il n’ouvrait la bouche que lorsqu’il était sûr de lui. En ajoutant à cela le fait qu’il avait perdu ses mots un peu plus tôt, Nate commença à s’inquiéter sérieusement de son état. Il vint s’asseoir à l’extrémité du banc, se retrouvant ainsi moins loin de son binôme – tourné dans l’autre sens par rapport à lui –, tout en étant à une distance respectable qui ne remettait en question l’espace vital de personne.
Un autre sujet de conversation, donc. Il était vrai que la fatigue d’Antarès était une occasion idéale pour Nathanaël d’en apprendre un peu plus sur son binôme, qui n’était pas assez en forme pour mentir et dissimuler ses sentiments. Pourtant, cette idée attirait moyennement le plus jeune, qui trouvait que ce ne serait pas très fair-play de sa part. Il avait certes été déstabilisé par la difficulté de cerner Antarès, lorsqu’il l’avait rencontré, mais il avait accepté le challenge. C’était la personne la plus fermée qui lui ait été donné de fréquenter jusqu’à maintenant, ce serait du gâchis que de profiter de sa faiblesse pour le mettre à nu. Peut-être bien que Nate était un peu maso sur les bords, de laisser filer une occasion pareille quitte à préférer galérer, mais qu’importe. De plus, il n’avait pour l’instant pas vraiment de question particulière à poser à son interlocuteur.

- Et désolé si tu as mal interprété mes gestes, ajouta-t-il un peu plus bas en baissant les yeux vers le carrelage blanc.

Nate garda les yeux rivés sur le carrelage lorsqu’Antarès répondit, d’une voix très différente de d’habitude. Plus faible, plus nouée. Peur de ne pas être à la hauteur ? Qu’est-ce que cela signifiait exactement ? Nathanaël avait du mal à saisir ce qu’Antarès voulait dire. Peut-être qu’il était un peu fatigué, lui aussi. La seule certitude qu’il avait était que tous deux se posaient beaucoup de questions, et que ce travail en binôme était plus complexe qu’il n’en avait l’air. Oh, bien sûr, Nate savait que ce serait complexe. Mais peut-être pas autant. Il ne se doutait pas non plus qu’il aurait à se remettre en question à ce point.
Dans tous les cas, l’expérience en demeurait extrêmement intéressante.
Nate entendit son partenaire bouger un peu, tandis qu’il avait toujours le regard figé sur le carrelage, perdu dans ses pensées. Il ne répondit pas à Antarès, parce qu’il n’avait rien à répondre. Son binôme était une personne à l’esprit assez compliqué, il s’en rendait compte de plus en plus. Deviner ses pensées n’était pas chose facile.
Après quelques minutes d’un silence agréable et reposant durant lequel Nathanaël essayait de classer mentalement ses informations sur Antarès, il se rendit soudain compte que la respiration du rouquin s’était modifiée : plus lente, plus profonde. Nate tourna la tête vers son partenaire et se rendit compte que celui s’était recroquevillé en position fœtale et avait fini par s’endormir. Intrigué – c’était une occasion à saisir – le blond se releva et s’approcha du jeune homme endormi. La lumière faisait briller sa chevelure flamboyante dont une mèche folle barrait son visage doux et paisible. Il avait l’air d’autant plus androgyne que d’habitude, très féminin de par sa position chétive et innocente – bien plus innocente qu’il ne pouvait l’être éveillé – tout en gardant une part de masculinité. Il avait l’air tellement faible et accessible, en cet instant. L’image s’imprégna dans la mémoire de Nate, qui était réellement fasciné. Il est rare d’avoir l’occasion de voir des gens dormir, et contre toute attente ce peut être presque aussi révélateur que de les voir éveillés.
Nathanaël avait presque envie de caresser du bout des doigts la joue pâle et constellé de petites taches de rousseur d’Antarès, tant elle semblait douce. Lorsqu’il s’en rendit compte, il secoua la tête et recula pour venir s’appuyer contre un lavabo, en face de son binôme. Lui, Nathanaël Von Arlex, éprouver l’envie de toucher quelqu’un ? Il déraillait. Il poussa un léger soupir et sortit le briquet qu’il avait dans la poche. Il continua durant quelques minutes son observation de son partenaire, n’ayant pas encore décidé de s’il le laissait dormir tranquillement ou bien s’il testait sa sensibilité.
Tester sa sensibilité était une idée intéressante. Un peu cruelle, certes. Disons que ce serait sa vengeance pour le baiser volé de l’autre fois.
Placé de sorte d’être la première chose qu’Antarès verrait en ouvrant les yeux, Nate sortit la cigarette et la coinça entre ses lèvres. La pièce était extrêmement silencieuse, mis à part le souffle lent et profond du jeune homme endormi, si bien que le petit bruit caractéristique du briquet que l’on allume sembla bien plus fort qu’il ne l’était réellement.

Antarès émergea instantanément au petit craquement du briquet. Oh, il avait donc le sommeil vraiment très léger. Il eut l’air hagard un bref instant, puis très légèrement angoissé lorsqu’il se rendit compte de ce qu’était en train de faire Nate.

- Tu sais très bien que je déteste ça.

Oui, il le savait. Il se demandait justement jusqu’à quel point Antarès était-il sensible, et il avait sa réponse. Cela pouvait paraitre purement sadique et méchant de sa part, mais après tout, premièrement il n’avait nullement l’intention d’allumer cette cigarette, et deuxièmement c’était juste une innocente petite vengeance. Ils étaient à peu près quittes.
Antarès s’était levé. Cette micro-sieste lui avait-elle permis de se réveiller un peu, ou bien l’avait-elle fatigué encore plus ? Nate l’ignorait pour l’instant. Il éteignit le briquet et le rangea dans la poche de son jeans, avec la cigarette. Non, il n’était pas cruel au point de fumer dans une pièce fermée avec un asthmatique, ce serait tout simplement idiot.

- Je voulais juste tester ta sensibilité, répondit-il, toujours aussi calme et neutre, plongeant ses yeux dans ceux d’Antarès.

Nate esquissa même un léger sourire, pour la peine, et ajouta avec un brin de malice dans le regard – oui, on parle bien de Nathanaël Von Arlex, je sais – :

- Nous sommes en quelque sorte quittes, non ?

Antarès ne dissimula pas le soulagement qui le saisit lorsque Nate rangea la source de son angoisse. Il revint s’asseoir en face de son partenaire, maintenant que la menace était écartée, et se mit à réfléchir de manière évidente – presque, très légèrement caricaturale. Nathanaël se mit à songer lui aussi, sans pour autant changer de position, toujours appuyé contre un des lavabos, les mains sur les bords de celui-ci, observant son binôme.
A quoi pensait Antarès ? Avait-il une idée derrière la tête ? Il ne semblait pas déterminé à poser des questions à Nate pour le connaitre mieux, et le blond ne lui posait pas non plus de questions. Par ailleurs, la réaction de ce dernier la dernière fois qu’il avait fait une tentative pour le toucher dans un but artistique semblait l’avoir refroidi, et il avait avoué douter de lui-même. Ils s’étaient mal compris et à présent Nate ne savait pas vraiment quoi faire pour rétablir une situation moins tendue. Par conséquent, ils n’avaient pour l’instant rien d’autre à faire que de s’observer en silence, perdus dans leurs pensées.

- Est-ce que tu m'autoriserais éventuellement à te toucher à l'avenir ?

Nathanaël cligna des yeux, tiré de ses songes. L’idée que son binôme le touchât à nouveau était très, très légèrement stressante, mais d’un autre côté le fait qu’il lui demande la permission était à l’inverse plutôt rassurant. Après tout, il avait réalisé lui-même que le contact physique dans une œuvre d’art était l’évidence même, il fallait juste qu’il cesse d’écouter son instinct de préservation surdéveloppé, et qu’il réfléchisse moins.

- Oui, si tu veux, répondit-il d’un ton égal après s’être accordé un petit moment de réflexion.

Il n’ajoutait pas qu’il aurait éventuellement besoin d’un temps d’adaptation. Antarès devait probablement l’avoir compris, c’était assez logique. Quoique, c’était logique aux yeux de Nate, mais ça ne l’était pas forcément pour son partenaire. Après tout, tout à l’heure, il s’était bien laissé faire, et pourtant le rouquin avait mal interprété son regard très légèrement menaçant. Oh et puis, de toute manière, Nathanaël préférait que son binôme ne prenne pas trop de précautions inutiles qui ne feraient que l’angoisser encore plus. Ils devaient tous deux faire des efforts pour s’adapter à l’autre, sinon cela n’avait aucun sens.

Tout ce que je vais te demander, ça sera de te laisser faire. Tu pourras te venger tant que tu voudras après, je te promets.
Te laisser faire. Tu pourras te venger autant que tu voudras après.
Te laisser faire.
Cette phrase tourna plusieurs fois dans la Tête de Nate, moyennement rassurante. Rien que la partie lui demandant de se laisser faire le rendait légèrement sceptique, mais la promesse d’une possible vengeance l’inquiétait carrément, bien qu’il n’en laissât évidemment rien paraitre.
L’instinct de préservation, la méfiance et leur cousin éloigné qui était rarement présent, prénommé « paranoïa », protestèrent vivement en soutenant qu’Antarès allait lui faire subir des choses absolument horribles car il était tordu et sadique et qu’il ferait mieux de fuir tant qu’il en était encore temps. La raison se moqua d’eux et les traita de fous. Le sens de l’art essaya de rassurer tout le monde en disant que de toute manière, Antarès faisait ceci au nom de l’Art et n’était pas un tordu sadique, ni un obsédé pervers. L’embarras émit d’une toute petite voix l’hypothèse que peut-être que le rouquin en demanderait beaucoup trop. La logique réfuta l’hypothèse susmentionnée car le binôme de Nate savait que ce dernier était à manier avec précautions.
Finalement, les absurdités des trois premiers n’eurent pas assez de poids pour faire pencher la balance de leur côté et Nate était à peu près sûr de lui lorsqu’il répondit :

- Ok. Je n’aurai pas forcément besoin de me venger, ceci dit.

Enfin, j’espère. Tout dépendait de ce qu’Antarès décidait de lui faire subir, et de s’il pouvait en tirer profit d’une manière ou d’une autre. Car lui aussi avait décidé d’intégrer le contact dans son œuvre finale, à priori. A condition d’arriver à tolérer la présence de son binôme dans son précieux espace vital.

Nate respirait calmement, concentré sur cette unique action afin de pouvoir rester serein. Il laissa donc Antarès pénétrer une nouvelle fois dans son espace vital, même si cela ne le rendait pas tellement fou de joie. Et malgré tous ses efforts pour rester calme, le blond ne put empêcher son cœur de battre un peu plus fort lorsqu’il se retrouva serré contre son binôme, qui blottit son visage dans son cou.
C’était à vrai dire étonnamment différent des fois précédentes, premièrement car il n’y avait pas l’effet de surprise, deuxièmement parce qu’il était plus ou moins consentant, et troisièmement parce que le regard, et chaque geste effectué par Antarès étaient empreints d’une douceur inédite et surprenante. Même l’instinct de préservation protesta moins que d’ordinaire, et l’instinct étrange et inconnu qui s’était déjà manifesté le vendredi précédent refit surface, incitant Nathanaël à ne pas émettre de protestation. Ce n’était pas si terrible que ça.
Enfin, tant qu’il évitait de penser au fait que quelqu’un était beaucoup trop près de lui – ce qui le faisait un peu paniquer, quand même. Mais en se concentrant uniquement sur les mains – fines et assez gracieuses – qui touchaient son dos, sur la sensation des lèvres douces qui embrassaient son cou – zone plus sensible qu’il ne l’aurait cru – et l’odeur plutôt agréable de la longue chevelure de son binôme – qui lui chatouillait un peu la peau –, Nate pouvait entrevoir de nouvelles possibilités artistiques, intéressantes, passionnantes, étranges et intrigantes.
Nathanaël aurait été à deux doigts de se plonger dans sa bulle artistique pour explorer ces nouvelles pistes, et pourtant il en était incapable à cause de la présence d’Antarès dans son espace vital. Ce paradoxe était assez frustrant : le rouquin lui offrait une inspiration inédite, tout en l’empêchant de les exploiter au maximum – il avait une mémoire largement assez performante pour pouvoir se souvenir avec une très grande précision de ceci lorsqu’il pourrait enfin laisser l’inspiration l’imprégner pleinement, mais ce serait tout de même différent.

- Si tu réussis à t'habituer à ce genre de choses, alors servir de modèle ne sera pas un problème, si ?

Les paroles d’Antarès, dont le souffle contre la peau fine et sensible de son cou provoqua un frisson bizarre et légèrement désagréable le long de son échine, tirèrent Nate de ses réflexions.
S’habituer à ça, il en était peut-être capable. Quoique si s’habituer signifiait y être indifférent, alors non, il ne le pouvait pas. Il repensa à la conversation qu’il avait eue avec Ethan la veille : était-il attiré par Antarès ?
Il ne le savait pas. Et ce n’était pas le moment d’y réfléchir, parce que de toute manière il ne pouvait pas réfléchir correctement dans ces conditions.
Servir de modèle. Oui, c’est vrai qu’à la base, c’était Nate le modèle. Il l’avait légèrement oublié durant un court instant, fasciné par les sensations qu’il ressentait. S’il n’avait pas pris le temps de réfléchir à la question, il aurait répondu qu’il ne voyait pas le rapport entre le fait d’être modèle et de se faire embrasser le cou. Sauf qu’il réfléchissait toujours, et que le rapport, il le voyait, car lui-même se servait de cela de manière artistique. Peut-être que c’était bizarre, malsain ou ridicule aux yeux de personnes extérieures, mais pour les deux artistes, c’était juste évident. Nate était convaincu que le contact serait une des parties clé de son travail final, non seulement parce que c’était une découverte pour lui, mais aussi parce que cela semblait être une part de la personnalité d’Antarès, qui était très à l’aise dans ce domaine.
Nate ne répondit pas, à la fois parce qu’il ne savait pas quoi répondre et parce qu’il avait la gorge un peu nouée – il était perturbé, ne l’oublions pas.