Nathanaël ne se dirigea pas vers le bâtiment Baroque en sortant de cours à dix-huit heures. Pas plus qu’il ne partit à la rencontre d’un de ses rares amis. Il ne sortit pas non plus se promener dehors, non, rien de tout ça.
Il avait besoin de se ressourcer, de se retrouver seul au-dessus de sa vie pour en avoir une représentation panoramique, coupé du monde dans le but de méditer, de réfléchir. Quoi de mieux pour cela que le toit ?
C’est donc dans cette direction que se dirigea Nate, de son habituelle démarche cadencée et posée, montant l’escalier tout en vissant ses écouteurs dans ses oreilles. Il referma soigneusement son blouson, conscient du froid qui l’attendait dehors, désagréable conséquence de l’hiver.
Un morceau de piano mélancolique mais sans être triste commença à se diffuser alors que le dessinateur appuyait sur la touche « play » de son iPod. Un orchestre le rejoignit après quelques accords, discrètement tout d’abord, puis plus assurément alors que Nate ouvrait la porte qui le conduirait enfin à son objectif. Le froid mordit instantanément la peau de son visage découvert, lui arrachant un léger frisson, et son souffle se matérialisa sous dorme d’une légère buée caractéristique de la fraicheur ambiante.
Mais Nathanaël réalisa après quelques secondes qu’il pouvait renoncer à sa médiation solitaire. Un coup d’œil sur la gauche l’informa en effet de la présence de quelqu’un. C’était assez singulier, car peu d’élèves se rendaient ici, qui plus est en cette saison. Toujours était-il qu’un jeune homme se trouvait là, assis contre le mur dissimulant l’escalier permettant d’accéder au sommet du bâtiment, replié sur lui-même.
Brun, son visage harmonieux était doucement illuminé par les rayons pâles du soleil hivernal filtré par une fine couche de nuages gris-blancs. Ses yeux perdus dans le vague, d’une couleur métallique assez froide, étaient animés d’une lueur sombre assez fascinante, preuve intangible de la profondeur abyssale des méandres spirituels dans lesquels il était plongé.
C’est à peine si Nate réalisa qu’il était en train de dévisager l’inconnu sans la moindre gêne, tant c’était naturel chez lui. C’était presque un réflexe, en fait. Mais comment les gens faisaient-ils pour passer tous les jours à côté de personnes aux regards incroyables et à s’empêcher de les scruter ? Ou bien, sans doute que les gens étaient incapables ne serait-ce que de remarquer les particularités des yeux des autres. C’était souvent le cas, Nate le savait. Les gens ne savent pas regarder.
Lui, si.

Les deux adolescents échangèrent un long regard. Chargé d’amertume et de frustration pour l’un, parfaitement neutre et imperméable pour l’autre. Nate ne baissa pas les yeux malgré la brutalité du regard de l’autre, tout simplement parce que cela ne l’atteignait pas. Au contraire, il trouvait tout simplement fascinantes ces prunelles perçantes qui s’étaient entrechoquées avec les siennes. Elles étaient chargées d’une intensité remarquables. La lueur qu’il y avait lu un peu plus tôt, lorsque le jeune homme ne l’avait pas encore remarqué, s’était effacée pour laisser place au défi et peut-être un peu à la colère.

- Tu veux ma photo ?

Nate, sans lâcher l’inconnu des yeux, éteignit son iPod et le rangea dans la poche de son blouson. L’expression lui arracha le début de l’ombre de l’esquisse d’un très léger sourire en coin. Sa photo ? Il n’avait pas besoin d’une photo. Son visage était déjà ancré solidement dans son esprit, et il aurait pu le dessiner de tête sur-le-champ avec une précision assez conséquente. Nathanaël était en effet extrêmement physionomiste, un avantage.

- Non.

Laconique, le ton calme et posé, fidèle à lui-même. Non il ne voulait pas sa photo. Juste le regarder. D’ailleurs, pour ce qui était de le regarder, il détacha un instant son regard du sien pour jeter un coup d’œil au reste de son corps. Dans cette position et vêtu chaudement, il était assez difficile de deviner de sa carrure, bien qu’il semblât assez mince et relativement musclé. Ses mains nues donnèrent à Nate une information intéressante si ce n’est cruciale : sa maison. Il ne faisait aucun doute que ce brun renfrogné était Beethoven. Il avait les longs doigts d’un pianiste, et quelques très légères coupures au bout des doigts caractéristiques d’un guitariste. Intéressant.

- Tu préfères le piano ou la guitare ? interrogea le dessinateur, toujours d’un ton égal.

De toute évidence, le Beethoven était à manier avec précaution. Il lui en fallait peu pour perdre patience, Nate le réalisa malgré les efforts du brun pour garder son sang-froid.
Celui-ci réagit immédiatement à la question un peu saugrenue de Nathanaël, d’une voix certes impassible, mais qui témoignait tout de même de sa forte impulsivité. Il comprit ensuite que le dessinateur avait compris grâce à ses mains, et il les cacha entre ses jambes. Geste complètement futile, puisque le mal était déjà fait. Peut-être s’en rendit-il d’ailleurs compte, puisqu’il laissa sa colère le dominer et se leva d’un bond.

- Je préfère le piano !

Il avait crié comme on crie une insulte. Un peu plus grand que Nate, il le dominait de toute sa taille et sa rage, et pourtant il semblait tellement dérisoire, incapable de maitriser ses émotions alors que le Baroque demeurait impassible. Ce dernier avait réussi à faire sortir de ses gonds cet inconnu en moins d’une minute, rien qu’avec un regard et quelques mots. Intéressant.
Visiblement, le pianiste-guitariste qui préférait le piano ne savait pas trop où il en était. Ceci dit, bon point pour Nate, il ne semblait pas déterminé à le frapper. Enfin, si, il le semblait, mais cela faisait plusieurs secondes qu’il s’était levé, or s’il avait voulu lui en mettre une, il l’aurait fait immédiatement et n’aurait pas attendu. Ils échangèrent un long regard. Une brise fraîche vint caresser leurs visages vivifiés par le froid.

- Qui es-tu ?

Ce n’était qu’un souffle. La colère du Beethoven n’avait pas tellement décru, en revanche son incompréhension la dominait pour l’instant, et sa logique voulût qu’il éclaire un peu la situation. Demander à Nate qui il était paraissait un bon début de solution pour y parvenir. Fasciné sans pour autant l’afficher outre mesure, le dessinateur répondit donc, sans se départir de son flegme à toute épreuve :

- Nate Von Arlex.

Il ne précisa pas sa maison, juste pour voir si son interlocuteur allait pouvoir le deviner ou pas. Il ne donnait là qu’une information impossible à deviner, son nom. Ca suffirait pour l’instant.

- Et toi ?

Le Beethoven, qui n’avait pas encore décliné son identité au Baroque, était décidément un personnage intéressant. Nate s’en réjouissait, il était plutôt bien tombé. Il en avait eu la quasi-certitude lorsque son attention avait été captée par ce fameux regard métallisé, mais c’était toujours agréable de confirmer les choses. Outre quelqu’un d’impulsif et de colérique dont le passé était probablement très sombre à en juger par ce qui se lisait dans ses yeux lorsqu’il était pensif, le pianiste semblait plein de ressources, capable de changer assez facilement d’humeur. Compliqué et instable, mais captivant.
En effet, le jeune brun s’était calmé au moment où Nathanaël lui avait donné son nom, comme si cette simple révélation avait eu l’effet de paroles rassurantes et apaisantes. De plus, il avait tout naturellement exprimé ses sentiments personnels en déclarant d’un air assez vague que « Nate » lui allait bien. Ce n’était pas une simple banalité, le dessinateur le savait. Rien n’est aussi banal qu’on le pense, de toute manière.

Le Beethoven se mit même à sourire, comme si sa crise de colère d’il y a une minute n’avait jamais eu lieu. Visiblement, Nathanaël avait éveillé en lui un certain intérêt.

- Moi, je me nomme Ludwig. Shynn Ludwig.

Sa voix trahissait un amusement maitrisé. Le Baroque songea immédiatement à la relation entre le nom Ludwig et la maison à laquelle appartenait Shynn, celle des Beethoven. Cette coïncidence était assez amusante.

- Et je t’avouerai que, pour ma part, je ne de demanderai pas si tu préfères la peinture ou le crayon, parce qu’en vérité, je ne sais absolument pas ce que tu fais. Hormis que ce n’est pas de la danse.

Nate laissa un large sourire naître sur ses lèvres. Cette réplique l’amusa beaucoup, à vrai dire, bien que l’expression de cet amusement demeure modérée. Certains auraient éclaté d’un rire tonitruant, mais pas lui. Oh, il ne se retenait pas de rire, mais sourire lui suffisait, dans le cas présent. Il aurait sans doute d’autres occasions de rire avec Shynn, il en avait soudain la certitude. Même si beaucoup de leurs traits de caractères différaient, ils allaient bien s’entendre.

- Et pourquoi ne pourrais-je pas danser ? répliqua-t-il en souriant toujours, bien que son ton calme et posé ne soit que très subtilement teinté de cet amusement. Il y a des élèves polyvalents, après tout.

Là, il testait la logique et la capacité de réflexion de son interlocuteur, sans bien entendu jamais détacher son regard du sien, car il tenait à voir intégralement sa réaction.

L’analyse de Shynn était juste, bien qu’elle ne donnât pas d’explication pour la maison Baudelaire. Qu’importe, il avait raison quant à la maison et aux préférences de Nate. Un air de grand intérêt s’était peint sur le visage du Beethoven, remplaçant la colère. Quoique, non, la colère n’était pas tout à fait absente. Shynn était un jeune homme à sang chaud, qui bouillonnait en permanence. Son regard était constamment brûlant, malgré sa couleur paradoxalement glacée.
Soudain, alors que Nathanaël ne s’y attendait pas le moins du monde, le brun pénétra brutalement son espace vital, se rapprochant de lui à tel point qu’il pouvait sentir son souffle chaud contre son visage.

- Je veux te connaitre.

Nate resta immobile, conservant son expression de marbre malgré son trouble. La nuit dernière avait été… mouvementée, et il était venu ici pour se ressourcer, faire le point et réfléchir au calme. Alors pourquoi se retrouvait-il encore une fois dans une situation étrange qui avait de dangereux points communs avec ce qui lui était arrivé avec Antarès ? Le Baroque avait bien compris que Shynn était instable et qu’il pouvait changer de comportement en un rien de temps, mais il n’aurait pas cru que cette caractéristique serait aussi prononcée.
Respirer, rester décontracté. Voilà. Il était hors de question de montrer un quelconque signe d’embarras au Beethoven, il risquait d’en tirer profit. Nate se contenta de reculer calmement et d’aller poser son sac près de la porte, car il commençait à lui peser sur l’épaule. Il ne put s’empêcher de se demander pourquoi il n’arrêtait pas de se faire plus ou moins séduire par des mecs depuis quelques temps, alors qu’il avait eu la paix jusqu’à présent. Et aussi, pourquoi n’y avait-il que des mecs, d’ailleurs ? Il allait finir par se demander si quelqu’un avait écrit « GAY » sur son front sans qu’il s’en rende compte.

- Que veux-tu savoir ? demanda Nate en s’approchant du garde-fou.