Ah. Bordel. Ca faisait deux jours qu'il était arrivé dans cet établissement, et les élèves lui tapaient déjà sur les nerfs. Enfin, peut-être pas tous les élèves, mais certains, en particulier les sixième d'ailleurs. Il pouvait faire preuve de patience et d'ouverture d'esprit, naturellement, mais Aldébaran n'aimait pas les chieurs immatures. Et il y en avait quelques uns, dans le lot, inévitablement. Bah, il allait bien finir pas s'habituer, après tout il était un nouveau professeur ici, et en général qui dit nouveau professeur dit gros bordel pendant les premières semaines. Il ferait en sorte d'arriver à se faire respecter d'ici là, à coup d'autorité sympathique, comme les bons professeurs qu'il avait connus le faisaient. Enfin... Il espérait que ça se passerait comme ça, après tout, il pouvait tout aussi bien se dégonfler devant ces quelques élèves perturbateurs. Non. Il ne se laisserait pas faire. Il cernerait ces petits gars.

Et puis il y avait ce décès. Ce foutu décès. Ce "putain de décès de merde", comme il avait pu dire dans ces heures perdues devant un verre à moitié vide. L'enterrement, avec son petit frère, qu'il avait vu entièrement en noir pour la première fois de sa vie, et qu'il avait vu aussi complètement dévasté pour la première fois de sa vie, alors que ça faisait si longtemps qu'ils ne s'étaient pas recroisés. Et au final, la totale hypocrisie de cet enterrement. Pourquoi est-ce qu'ils s'étaient faits chier à payer un prêtre ? Toute la famille était composée d'athées convaincus. Mais ça faisait plaisir à leur image de haute noblesse qui avait conservé ses principes, d'après le maire. Depuis quand le maire se permettait de modifier à sa guise l'image des gens ? Non, franchement, c'était absurde, tout l'enterrement avait été absurde, et il ne s'en rendait compte que maintenant.

Aldébaran était tellement fatigué qu'il était arrivé au stade "pile électrique". Il devait se défouler, il en avait horriblement besoin, et il ne connaissait qu'une seule façon d'extérioriser convenablement. Alors depuis un bon quart d'heure que les cours étaient finis et que tous les élèves avaient quitté la salle, il suait comme jamais il n'avait sué de sa vie, à danser du n'importe quoi harmonieux. Pas de musique. Juste sa respiration dangereusement irrégulière, le bruit de son corps glissant, sautant, retombant, s'éclatant, claquant, frappant le sol. Il avait chaud. Il avait trop chaud. Mais son esprit n'était pas occupé à penser à ça.

Ennui total. Que pourrais je bien faire sinon m'ennuyer. La vie n'a parfois plus aucun gout, et c'est dans ces moments que l'on se découvre véritablement. Lorsque l'on ne sait pas quoi faire, qu'on ne peut que réfléchir sur son propre sort, sur ses actions, sur nos pensées nos paroles... Et du temps, j'en avais eu ces derniers jours. De longues heures seules, allongée sur un lit ou lisant un livre. Je ne quittais mon dortoir que pour une seule et unique raison. J'avais cours. Cela faisait déjà plusieurs jours que je ne quittais ma chambre que pour me nourrir et aller en cours. Aucune balade, pas même une visite à ma jument. Je m'enfermais dans une sorte de mutisme. Je ne savais pas vraiment pourquoi je ne sortais pas, peut être parce que c'était l'anniversaire de mort de ma mère, que ma meilleure amie était dans le coma et que j'étais déséspérément seule. Je me regardais dans le miroir. Je ressemblais à rien. J'étais pas coiffée, en pyjama, avec le tee shirt trop grand de mon ex, petit souvenir que j'avais gardé parce qu'il représentait mon groupe de rock préféré. Je soupirais, il fallait vraiment que ça change, je n'allais pas rester ici comme ça indéfiniment. Je me retrouvais sous la douche, l'eau chaude coulant sur ma peau me détendait.
Habillée d'un short de sport et d'un tee shirt à bretelle, je chaussais mes baskets afin d'aller danser. Je pris des chaussons dans mon sac. Ça irait mieux avec.

J'avais lâché mes cheveux blonds sur mes épaules, ils y tombaient en un cascade parfaitement lisse. Je n'aimais pas me les rattacher en un chignon comme les ballerines le font. Les cheveux tirés en arrière me procuraient une certaine gêne, au contraire, lorsqu'ils voletaient en tous sens au rythme de la musique, ils me détendaient, je me sentais libre. Traversant le corridor qui menait à la salle de danse, j'espérais que je serais le seule à en pénétrer les lieux, car la solitude m'inspirait, contrairement au brouhaha incessant que produisent les élèves. Parfois je me demande comment c'est possible de faire des cours avec tant de monde. C'est limite s'il ne manque pas de la place. Je dirais même qu'on se monte les uns sur les autres, ce qui créé parfois des tensions entre les groupes du genre, pourquoi t'as pris mon endroit et tu débordes sur mon espace vital... Les gamineries que provoquent parfois les cygnes, je dirais surtout les garçons, en fait ils n'attendent qu'une chose, se battre pour montrer aux filles qui est le meilleur le plus beau le plus fort. Pour que nous craquions, sauf que ça marche pas. Enfin pas avec toute. La moitié sont déjà "casées", l'autre n'aiment pas les gros matchos qui se la pètent. Je me qualifierai comme étant dans la deuxième partie féminine.

J'entrais dans la salle, m'arrêtant sur le seuil. Un homme dansait. Bien plus âgé que la plupart d'entre nous, je ne l'avais jamais vu ici à l'académie. Un professeur ? Un nouvel élève ? Je m'assis sur un banc, attendant qu'il termine sa danse et quitte la pièce pour libérer mon chant artistique, mes émotions, et tout ce qui méritait d'être mis à plat sur ce parquet ciré. Il évoluait en glissant sur les lattes, je ne saurais dire si la musique trottait dans sa tête ou s'il la murmurait.

Aldébaran ne se rendit même pas compte que quelqu'un d'autre était rentré dans la salle, il était trop occupé à danser comme si son esprit était complètement ravagé. Du moins il pouvait sûrement faire cette effet à quiconque le verrait en train de bouger comme s'il était épileptique. Bon, à vrai dire, ce qu'il faisait tenait moins de la convulsion que d'un mélange de tout plein de pas de danse à peu près synchronisés. Dans tous les cas, il s'en fichait, parce qu'au moins, ça avait le mérite de le défouler, et il finirait sûrement totalement exténué, sensation qu'il appréciait (il était sûrement un peu masochiste sur les bords, quand on y repensait). Et de toutes façons, il n'y avait personne pour le voir dans sa folie (enfin il le croyait), alors pourquoi se retenir d'exploser et enchaîner des suites de pas sorties d'absolument nulle part, et qui d'ailleurs n'étaient pas spécialement jolies quand on les mettait ensemble ? Il faisait ça pour son petit plaisir personnel, pour se fatiguer, tiens.

Et forcément, comme il faisait strictement n'importe quoi et rien d'autre que du n'importe quoi, il allait arriver un moment où ça allait coincer. C'était évident. Et ce moment arriva d'ailleurs au moment de se rattraper sur le sol après un saut. Il se tordit lamentablement la cheville (en l'accompagnant d'un "ACK ! " subtil) et se ratatina sur le sol de façon totalement disgracieuse. Et ce n'était qu'une fois affalé sur le parquet qu'il se rendit compte qu'il n'aurait peut-être pas dû se pousser autant à bout, parce que le sol lui semblait horriblement froid alors qu'il était supposément à la température de la pièce. Et il avait chaud. Tellement chaud. Et il était complètement trempé, tellement trempé que si on avait pu faire un concours de T-shirt mouillés, il l'aurait gagné à coup sûr. Et puis comme si ça ne suffisait pas, voilà que sa tête se mettait à tourner à cause du manque d'énergie dont il souffrait subitement après cet effort physique enthousiaste. Comme quoi même les professeurs pouvaient faire des conneries.

Aldébaran se ressaisit après quelques secondes de reprise de conscience, et il releva la tête. Puis, il eut la peur de sa vie : quelqu'un était devant lui. Il crut d'abord voir son petit frère, à cause de la chevelure longue et bouclée de la personne et de son apparence plutôt féminine, mais tout compte fait, non, ladite personne était blonde. Et c'était bien une fille. Et il l'avait déjà croisée en deux jours, et puis de toutes façons elle était dans cette pièce avec lui, alors elle devait forcément être danseuse elle aussi. Et allez. Elle allait se foutre de sa chute pitoyable, lui balancer à la gueule qu'il était professeur et qu'il ne pouvait pas se permettre d'échouer un enchaînement, aussi absurde était-il, et qu'il ferait mieux de laisser tomber son métier. Tsk. Il se releva péniblement, essuya la sueur de son front avec... Ben, la sueur de son bras et vira les deux ou trois mèches de cheveux trempées qui lui barraient la vue.

L'homme continuait de danser, mais ses mouvements incohérents me donnaient le vertige. Ce n'était pas beau à proprement dit, ce n'était pas une chorégraphique, juste des pas enchainés dans n'importe quel ordre, comme s'ils jaillissaient directement de sa tête pour venir se caler sur ses pas. Après quelques passages acharnés, des pas virevoltant ne ressemblant à rien, il reposa son pied sur le parquet. Atterrissant mal, l'homme s'éclata la tête par terre et se recroquevilla sur lui même, tenant sa cheville entre ses mains. Le "aïe" résonna dans la pièce. Je m'approchais de lui afin de vérifier qu'il n'avait rien de casser. Se relevant de lui même, non sans avoir écarté les mèches de son visage et essuyé son bras sur son front, il eu un moment d'attente en me voyant. Je me demandais lequel du bras ou du front était le plus trempé. On aurait dit que cet homme était tombé à l'eau, sauf que cela ressemblait plus à un bain de sueur. Je le regardais se redresser.

"-Vous ne vous êtes pas fait mal au moins ?"

Lui demandais je en me souciant réellement de son cas. Il semblait avoir peut être une légère foulure, un léger boitillement et peut être une entorse. Je ne suis pas spécialisé dans ce genre de choses, dans tout ce qui touche à la médecine, mais je pense que cela va vite se remettre. S'il tient debout et peut marcher elle ne devrait pas être brisée. Pauvre cheville, talon d'Achille des danseurs les plus émérites. Une mauvaise chute, une mauvaise retombée au sol et s'en est fini de vous. Je pensais à ma mère, grande ballerine morte par "accident", par assassinat je dirais plutôt. Elle n'avait eu qu'un problème vers la fin de sa vie, une petite foulure au pied, qui s'était aggravée, peut être aurait elle eu le loisir de danser de nouveau si son traitement avait peu se terminer... Je regardais cette personne se débattre avec son mal, impuissante devant cette force qui devait le ronger intérieurement. Je n'avais pas dit bonjour, je n'avais pas prononcé mon nom, ni même une salutation du regard. Pourtant je m'étais immédiatement préoccupée de son cas et je pense que les principes de la bourgeoisie anglaise passeront outre ce genre de cas, qui ne sont pas mentionné dans l'étiquette. Porter secours à autrui l'est, se présenter également, pas nécessairement dans cet ordre là.

A vrai dire, Aldébaran était plutôt surpris de ne pas entendre sortir de sa bouche quelques absurdités adolescentes, surtout que la jeune fille avait bien l'occasion d'en dire dans cette situation. Mais il appréciait qu'elle ne se mette pas à déblatérer tout un tas de conneries qu'une autre personne aurait pu lui dire, déjà parce que ça le changeait un peu des narcissiques égocentriques, et surtout parce qu'il n'était absolument pas d'humeur à supporter ça et qu'il l'aurait envoyée sur les roses sans se soucier plus que ça de ce qu'elle avait à répondre. Et ça, alors qu'il venait à peine d'entrer dans l'établissement, ça n'aurait pas été quelque chose de très constructif, surtout qu'il n'avait pas de diplôme d'enseignant en particulier, seulement celui de danseur professionnel, et que sa place ici ne tenait qu'à un certain copinage, vu qu'il avait déjà été élève ici. C'aurait été idiot de gâcher cette chance juste pour une embrouille hasardeuse avec une élève.

"Ca peut aller, merci. "

Aldébaran fit tourner un peu sa cheville, à gauche, à droite, ça coinçait un petit peu mais il ne s'était rien fait de grave. C'était toujours ce pied-ci qui n'allait pas, à chaque fois qu'il avait un problème, donc il était habitué à se faire mal de ce côté. Enfin bon, tant qu'il ne se cassait pas la cheville, ou s'il ne la foulait pas, il estimait qu'il allait bien. Il se passerait de la pommade dessus ce soir, et ferait en sorte de ne pas trop la bouger, et demain matin il n'en parlerait plus, pouf, aussi simple que ça. De toutes façons, il n'avait pas prévu de continuer à danser ce soir, il s'était assez exténué comme ça, et il fallait qu'il commence à arrêter de se pousser à bout à chaque fois, ça serait plutôt mauvais pour la qualité de ses cours. Il fit quelques pas en arrière, histoire de vérifier encore une fois qu'il n'y avait pas de problème particulier à part la douleur, puis il fit un sourire de satisfaction en constatant qu'effectivement, c'était le cas, tout allait bien. Puis il s'étira un peu pour relâcher ses muscles, tout en se disant qu'il fallait qu'il investisse d'urgence dans une serviette éponge.